YASMINE
Elle
avait toujours pensé que son prénom avait quelque chose à voir
avec son intérêt pour la poésie. Yasmine, cela fleurait le
printemps, le parfum de la nature, cela avait quelque chose de persan
trouvait-elle et c’est pourquoi elle s’était sentie attirée par
la poésie de Omar Kayham. Mais cela, c’était bien plus tard, en
son adolescence.
A
l’école on la trouvait rêveuse. Elle suivait peu, elle suivait
mal, elle était ailleurs. On l’avait promenée en vain de
psychologues scolaires en heures de soutien et l’on pronostiquait
des études difficiles et un avenir incertain. Ce n’est que dans la
classe de monsieur Panetier qu’elle s’était épanouie. Elle en
garda toujours le souvenir. Ce fut une année fabuleuse, comme un
épisode de clarté entre deux longs tunnels sombres. Monsieur
Panetier leur lisait tous les jours des poèmes, des contes de fées,
et même des passages de l’Odyssée, sans commentaires fastidieux,
et ils étaient tous suspendus à ses lèvres, et comme emportés par
ses paroles dans un univers coloré, riche et surprenant. Cela ne
dura qu’une année scolaire, l’année suivante il fallut préparer
l’entrée en sixième et Yasmine retourna dans ses rêves. Yasmine
était pour ces professeurs une énigme. Toujours présente,
silencieuse, solitaire, elle échappait à toutes les catégories
prédéfinies. Au bout d’un trimestre de collège et après
quelques tentatives d’interventions assorties de remarques
éclairées comme « que veux-tu faire plus tard ? »
et « songe à ton avenir » ou encore « mais
enfin, tu t’intéresses bien à quelque chose ?» et devant
son silence, on finit par la laisser tranquille, ce qu’elle
désirait avant tout. Au deuxième trimestre son bulletin scolaire
portait comme appréciation : « a bien du mal à
suivre ».En présence de ses parents, convoqués par le conseil
de classe, l’interrogatoire recommença : « que veux-tu
faire plus tard ?...Si tu ne travailles pas, tu n’arriveras à
rien, as-tu choisi un métier, as-tu un projet? Et Yasmine se murait
dans son silence.
Des
projets, elle en avait des milliers, escalader les étoiles, plonger
au fond des océans, voyager dans le temps, voler comme un oiseau,
être fleur, arbre, ruisseau…Son imagination débordait qu’elle
nourrissait de lectures, elle lisait tout ce qui lui tombait sous
les yeux, elle passait ses mercredi et ses samedi à la bibliothèque,
et ce qu’elle préférait par dessus tout étaient les recueils de
poésies ; elle découvrit Verlaine, Desnos, Apollinaire qui
furent ses préférés.
En
cinquième, les choses se gâtèrent, dès la rentrée le professeur
proposa comme sujet de rédaction : « racontez vos
vacances ». Yasmine qui avait passé le mois d’août en
Bretagne et qui venait de lire Moby Dick raconta une histoire
extravagante de chasse au monstre marin ponctuée d’une rencontre
impromptue avec le capitaine Nemo, le tout se terminant sur une île
déserte, le secours venant enfin d’un dirigeable que le vent
avait égaré dans les parages. Le professeur reconnut que Yasmine
avait « un brin de plume », de l’imagination, du
talent, mais déclara que la copie était entièrement hors sujet, se
demandant même s’il ne s’agissait pas d’une provocation.
Finalement il décida de lire la copie à la classe, il le fit d’un
ton moqueur et Yasmine fut ainsi l’objet des quolibets de ses
condisciples .Elle passa une année horrible, massacra ses rédactions
et redoubla sa cinquième à cause du français.
Sa
réputation était faite, on la considéra dès lors comme une faible
d’esprit, on en vint à accepter qu’elle lise ses livres en
classe « du moment que ça ne gênait personne », on la
laissait tranquille et ça l’arrangeait bien. Lorsque ses camarades
descendaient en récréation, elle restait seule en classe en
compagnie de Jack London ou de Paul Eluard .De cinquième
allégée en quatrième renforcée elle finit par atteindre la classe
de troisième aménagée.
Madame
Mangin, professeur de français, avait décidé de préparer ses
élèves au lycée. Adepte de la pédagogie différenciée elle ne
pouvait accepter de délaisser une élève en difficulté. Au
contraire, elle s’acharna. Ce fut épouvantable. On étudiait un
poème de Verlaine. On le dépeçait plutôt, on le vidait de son
sang. On le désossait. Passe encore pour les champs lexicaux,
Yasmine acceptait cette recherche, mais c’était sa seule
concession; lorsqu’elle entendit parler de modalisateurs verbaux,
de marques, d’indices énonciatifs, et d’autres instruments
de torture qu elle ne put ni ne voulut retenir, elle se rebiffa
contre ce crime de lèse littérature. Au nom de ce qui lui était le
plus cher, du souvenir de monsieur Panetier, son instituteur, pour
sauvegarder son plaisir ineffable de lire, ses voyages intérieurs,
elle refusa de suivre la voie qu’on lui traçait. Mais madame
Mangin ne renonçait pas, même si parfois elle se laissait aller à
maugréer « mais elle ne comprend donc rien ! »
Elle s’évertuait « à vouloir en tirer quelque chose ».
Yasmine ne voulait pas, elle s’obstinait à ne pas répondre comme
on désirait qu’elle le fît. C’était pour elle une question
vitale. « Mais enfin »-disait madame Mangin-« tu
ne comprends pas la question posée : « étudiez les
procédés d’énonciation dans ce poème. Regarde bien les vers n’y
a t il rien de remarquable ?
Rien
à faire, Yasmine ne regardait pas les vers, elle les ressentait,
elle les vivait, comment aurait-elle pu les décortiquer froidement
comme on épluche un fruit et on l’ouvre.
Madame
Mangin finalement renonça. « C’est un cas -déclara-t-elle
en conseil de classe – je n’ai jamais rencontré ça dans ma
carrière. J’y perds mon latin ».Madame Mangin y perdait son
latin, ce qui est un comble pour ce professeur agrégé de lettres
classiques et qui ne ratait jamais une occasion de faire des
citations dans la langue de Virgile.
Madame
Mangin ne pouvait soupçonner que depuis plusieurs années déjà
Yasmine écrivait, remplissait des cahiers de poèmes, dans l’un de
ceux-ci, nommée la Dévoreuse, elle devenait une métaphore de la
Mort.
Yasmine
fut orientée, et comme elle n’avait pas de projet, on l’inscrivit
dans un lycée professionnel pour préparer un BEP de comptabilité.
« Il faut bien qu’on la mette quelque part- soupira la
directrice du collège lors du conseil de fin d’année- elle n’a
pas seize ans ! ».
Yasmine
passa deux années au lycée, elle n’obtint pas son BEP. Le jour de
ses dix-huit ans, au désespoir de ses parents, elle abandonna ses
études et trouva rapidement un emploi de serveuse dans un petit
restaurant. C’est là qu’elle rencontra un jour monsieur
Panetier, il la reconnut, fut surpris de la trouver là, elle lui
raconta son histoire, lui lut ses poèmes. C’est lui qui l’incita
à participer à des concours littéraires, il lui fit rencontrer des
auteurs, des éditeurs, elle obtint une bourse du Centre National des
Lettres et fit enfin son entrée dans la littérature.
« Je
l’ai toujours su, ça ne m’étonne pas, j’en étais sûre, je ne
me trompe pas sur ce genre de chose ! » déclara madame
Mangin lorsqu’elle reçut les deux premiers recueils que Yasmine
lui avait envoyés.
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