UN GENIE
C’était
un vilain petit matin gris. Un de ces matins, où, la porte de chez
soi franchie, on regrette déjà son lit. Et pourtant, il fallait y
aller, comme on dit. Les rues de la ville étaient comme moi
embrumées, un petit vent frisquet piquait non nez ; Je pris le
métro. Dans le wagon qui sentait la chambrée, l’eau de toilette
bon marché, serré contre moi par la pression de la foule, un
employé des pompes funèbres me soufflait au visage les remugles de
son petit déjeuner. Enfin j’arrivai. La rue d’A…était
déserte, exposée au vent d’ouest, ça pinçait. Je pressai le
pas. Le hall du lycée était désert aussi. Huit heures et quart,
les cours avaient commencé.
Dans
la salle des professeurs l’odeur me surprit, un mélange détonnant
de parfums d’eau de javel, d’alcool à brûler et de tabac froid.
Sur la table, offerts à l’imagination fertile des enseignants, les
recueils des bulletins scolaires espéraient leurs dédicaces.
C’était pour cela que j’étais venu tôt, j’avais cours à dix
heures. Petite abeille laborieuse, industrieuse, travailleuse je
m’apprêtais à « bulletiner ». Mais, malgré
l’humidité ambiante, j’étais sec, désespérément sec,
l’inspiration ne venait pas et je ne savais en l’occurrence
quelle muse invoquer. Rien ne venait… Kadidja, moyenne six… une
élève vive, intéressée parfois, active…trop… ironique
souvent, sèche quand elle se sent agressée…tragiquement bloquée
quand il s’agit d’écrire, elle perd alors tous ses moyens.
Pourquoi ? J’ignorais tout des avatars de son existence. Sans
doute y avait-il une raison quelque part. Je devais me limiter aux
faits : Insuffisant,
peut mieux faire.
Lamentable, ridicule. Comment en quelques mots serrés dans un cadre
mesquin, traduire mes impressions, mes interrogations, mes doutes. Je
sentais là, d’un coup, l’impuissance des mots, usés,
éculés…insuffisant,
peut mieux faire…
Nul, minable. Je pouvais aussi, c’est commun, la tentation est
grande, m’inspirer, voire « couper-coller » une
observation adéquate trouvée dans la rubrique d’un autre
professeur. Allons, résistons, ne cédons pas à la
tentation : insuffisant,
peut mieux faire...
Je tapotais nerveusement de mon stylo le bois de la table.
Mais
d’où venait-il celui-là ? Ce n’était pas le mien, je
l’avais trouvé là et machinalement l’avais pris. C’était un
stylo, apparemment ordinaire, le corps et le capuchon noirs, un stylo
rudimentaire. J’ai un faible pour les stylos, sans être
collectionneur, j’en possède un certain nombre récolté dans des
brocantes. J’ôtai le capuchon pour mieux l’examiner. A ce
moment, l’air se troubla, une musique céleste éclata et je humai
tous les parfums de l’Orient.
-« Commande,
ô maître, et tu seras obéi ! », déclara le génie, la
tête enturbannée tel un mamamouchi moliéresque, perché sur la
table, au beau milieu de la salle des professeurs !
-« Commande,
ô maître et tu seras obéi ! » répétait-il comme une
mécanique, avec une voix suraiguë, qui seyait mal à ce gaillard de
deux mètres cinquante environ.
-Commande,
ô maître et tu seras obéi !
Dans
ce cas dit-on, il faut se pincer, je me pinçai donc, plusieurs fois,
les joues, la gauche, la droite, le gras des paumes, je me mordis les
lèvres. Rien n’y fit. Il était toujours là.
-« Commande,
ô maître, et tu seras obéi ! »
Je
dus me rendre à l’évidence. Je ne dormais pas. Comment diable ce
rescapé des Mille et une nuits s’était-il trouvé emprisonné
dans un stylo administratif à deux euros, de fabrication chinoise de
surcroît, je me le demande encore aujourd’hui.
Je
pris la parole : -« que sais-tu faire ? »
-« Commande,
ô maître, et tu seras obéi ! »
Génie,
peut-être mais il ne brillait ni par l’éloquence ni par la
variété de sa conversation.
-« serais-tu
capable de… »
-« Commande,
ô maître, et tu seras obéi ! »
-« Remplis
mes bulletins trimestriels ? »
A
la réflexion, je regrette, j’aurais dû lui demander autre
chose…je ne sais pas… un château en Espagne, la paix sur terre
aux hommes de bonne volonté, la lune…mais sur le moment je n’avais
qu’une préoccupation, et c’est ce qui me vint à l’esprit.
-« Remplis
mes bulletins trimestriels ! »
Comme
je prononçais ces mots, le génie disparut, s’évapora,
s’évanouit. Allons donc, ce n’était qu’un rêve. L’histoire
des joues pincées, ça ne marche que dans les romans. Huit heures
quarante cinq, il était grand temps de se mettre au travail au lieu
de rêvasser. J’avais d’abord besoin d’un bon café. Ces jours
sombres de décembre sont vraiment éprouvants. Au moment de me lever
pour me diriger vers la machine à café, je jetai, par inadvertance,
un coup d’œil sur la page ouverte du recueil des bulletins.
Kadidja
,six, observation : peut mieux faire .
Je
tournai la page : Robert,
quatorze, peut mieux faire.
Je tournai une page encore :
Fatou, onze, peut mieux faire.
De page en page j’arrivai à la dernière…et toujours la même
observation : peut
mieux faire.
Et
ça se dit génie ! Il aurait pu mieux faire. Telle fut ma
réaction sur l’instant. Depuis, je n’ai cessé d’y penser et
la question m’obsède : aurait-il pu mieux faire ?
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