Monsieur
de Voltaire
On
me dit, madame, qu’il se fait forts grands bruits à Paris, à
propos de dessins parus dans une gazette, une gazette danoise ?
En savez-vous quelque chose ma chère nièce ?
Madame
Denis
Ma
foi monsieur je n’en sais rien que ce que j’en ai oui dire, il
paraît que ce sont de fort mauvais dessins et fort grossiers mais je
ne les ai pas vus !
Voltaire
Qu’importe,
la chose m’intéresse, de savoir que tous sont en émoi, évêques
et cardinaux, muphtis, prêtres de toutes sortes et rabbins, cette
étrange coalition ne cesse de m’intriguer et j’y pressens
quelque chose délectable.
Madame
Denis
Je
vais tenter de vous procurer ces dessins mon ami, mais ne croyez-vous
pas qu’il y a là quelque danger à les tenir.
Voltaire
Allons
ma nièce nous n’allons pas trembler devant cette sainte cabale, je
crains fort la douleur du corps mais j’ai encore en plus grande
abomination et ne saurais souffrir nulle complaisance pour les maux
causés à l’esprit, or je pressens là quelque affaire de cette
sorte.
Madame
Denis
Et
bien monsieur je vous aurais prévenu au moins, vous aurez donc ces
dessins.
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Madame
Denis
Et
bien, ne vous l’avais-je pas dit, ils sont bien mauvais !
Voltaire
Ils
sont mauvais en effet, et ne m’ont pas fait rire, cependant je les
défendrai !
Madame
Denis
Et
pourquoi donc je vous prie ?
Voltaire
C’est
très simple ma nièce, voilà une petite gazette danoise dont jusque
là j’ignorais l’existence et dont j’ignore encore les
intentions, et des dessinateurs médiocres inconnus du monde… et
face à eux la colère et l’autorité de tous ces puissants qui
abusent de la crédulité des peuples et sont cause de tant
d’abominations et de massacres horribles dont l’histoire se fait
l’écho. Et l’on me dit que ces dessinateurs lointains ne sont
pas tolérants. Cela m’a fait rire ma nièce, sont ils tolérants
les massacreurs de la Saint-Barthélemy, les janissaires du Grand
Seigneur qui empalent les mécréants, ceux la même qui aujourd’hui
s’offusquent ? D’un côté la plume, de l’autre les
cimeterres, les bûchers, les innocents sacrifiés au nom de la vraie
foi.
Je
préfère la plume fut elle malhabile, maladroite, je ne nie pas sa
puissance, je la connais trop et en use, mais on répond à la plume
par la plume et non par le feu, le sang et les bruits de guerre, non
par le juge ni par le cachot.
Ces
dessins sont mauvais certes, et bien qu’on en fasse d’autres et
qu’on n’en parle plus ! Il n’y pas là de quoi fouetter un
chat ! A propos on m’a dit qu’il y a grande famine au
Soudan, qu’il se fait une méchante guerre au Népal et il m’est
parvenu le récit de bien d’autres désastres et calamités
atteignant notre vieille planète, je vois là d’autres sujets
propres à émouvoir l’opinion et dont j’eusse souhaité que l’on
en parlât avec autant de fracas.
Mais
je m’échauffe mon amie et ce n’est pas bon pour ma pauvre santé,
passons à table !
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Madame
Denis
Et
bien, mon oncle, allez vous me dire ce que vous ferez enfin ?
Voltaire
A
quelle propos ma nièce ?
Madame
Denis
De
la gazette Danoise, tout le monde ne parle que de cela
Voltaire
Le
monde, comme vous dites à bien du temps à perdre, et bien je ferai
donc comme le monde, mais je ne parlerai point, je ne dessinerai
point non plus, je n’ai pas ces talents, j’écrirai donc, c’est
ce que je sais faire. Contre le fanatisme, je ne saurais me lasser
d’écrire ; c’est une chose qui me tient suffisamment à
cœur, un constant sujet d’inquiétude et qui ne saurait souffrir
aucune tiédeur. J’ai pu apprendre à mes dépens et en de
nombreuses occasions combien cela peut coûter, mais dussé-je y
laisser mes dernières forces je bataillerai contre les impostures,
je lancerai des flèches contre la superstition, ces maux qui
insultent la raison et sont cause de tant de persécutions, de
massacres et de calamités. Allons on croit être au quatorzième
siècle ! Il faut être bien ignorant pour penser ainsi que
tous les siècles se ressemblent et qu’on puisse insulter la raison
comme on faisait autrefois ! Il faut enfin détester les
hypocrites et les persécuteurs, les rendre odieux et en purger la
terre !
Madame
Denis
Je
vous entends mon ami, mais n’est-ce pas là une tâche immense et
dans votre état…
Voltaire
Laissez
là mon état, je voudrais maintenant rassembler mes forces pour
être le pendant de Saint-Michel, terrassant les erreurs et le
fanatisme. Allons vous le savez, tout ce qui regarde le genre humain
doit nous regarder, parce que nous sommes du genre humain, et puis
n’est-ce pas aussi une façon de distraire le vieil ermite qui voit
avec effroi les jours s’assombrir et l’hiver approcher.
Madame
Denis
Le
vieil ermite a des distractions confondantes.
Voltaire
Il
est vrai madame que j’ai des de distractions étranges, mais n’est
pas gai qui veut, et ce monde en général ne réjouit guère les
esprits bien faits. J’ai en horreur les assassins du chevalier de
La Barre, j’ai toujours manifesté hautement mes sentiments, je ne
me suis démenti de rien et je ne me démentirai certainement pas
maintenant .Pour dire mon épouvante, je ne déchirerai pas mes
vêtements car il faut être économe, je n’arracherai pas mes
cheveux par ce que je n’en ai point, mais bien que mon âge et mes
maux me tiennent bien souvent hors d’état d’écrire, je ferai
cet effort… faites moi donner une plume et du papier.
Madame
Denis.
Oh !
Pour le coup, je sens bien qu’il va falloir se résoudre à votre
fantaisie !
Voltaire
En
vérité ma nièce, je devrais ne me nourrir que de courants d’air,
mon estomac me fait cruellement souffrir , il me faudrait faire diète
et certainement augmenter ma prise de casse par un peu de rhubarbe,
la rhubarbe est souveraine pour soigner ces maux.
Madame
Denis
Faut-il
faire venir monsieur Tronchin ?
Voltaire
Allons,
laissez Tronchin tranquille, il a fort à faire par ce temps
d’hiver ; d’ailleurs je crois que la source de mes
indispositions se trouve ailleurs. Il m’est venu de bien mauvaises
nouvelles de Paris. Décidément je détesterai toujours ces pédants
insolents et ces assassins en robe.
Madame
Denis
Ah !
Ça vous déraisonnez, mais de qui parlez vous ?
Voltaire
De
ces cagots, ces tartuffes, ces barbouilleurs, ces beaux parleurs, ces
charlatans en morale, en philosophie, en politique, décidément je
suis bien aise de ne plus fréquenter les tripots de Paris. Il faut
encore crier, crier bien fort, alerter les honnêtes gens contre les
fripons. Allons, si on n’avait pas eu de courage, jamais Mahomet
n’aurait été représenté. Il faut crier, oui madame, réveiller
tous ceux, occupés de leurs soupers et de leur musique, qui iraient
gaiement à l’opéra et à leurs petites maisons sur les cadavres
de ceux qu’on égorgea les jours de la Saint Barthélemy.
Madame
Denis
Que
voulez-vous faire encore ?
Voltaire
Eh !
Que sais-je faire ?
Madame
Denis
Encore
écrire ?
Voltaire
Ma
foi, je crois bien que l’auteur inconnu des
droits des hommes et des usurpations des autres
va encore se manifester à Genève.
Madame
Denis
Allons,
qui pensez-vous tromper, tout le monde en connaît l’auteur !
Voltaire
Vraiment,
moi, je ne le connais pas !
Madame
Denis
Et
que dira-t-il ?
Voltaire
Il
est indigné, indigné qu’un ambassadeur des puissances européennes
s’en aille parcourir les cours d’orient pour prodiguer des
excuses auprès de tyrans dont les geôles sont pleines, qui
oppriment leurs populations et qui osent s’indigner de quelques
malheureuses miniatures qui offensent le prophète dont ils ne se
soucient guère plus que de leurs premières chemises, qui affectent
une religion qui ne les préoccupe que dans la mesure où elle prône
une résignation qui les sert. Il est indigné de recevoir des leçons
de tolérance de ceux qui ont assassiné le brave et malheureux comte
Lally, qui ont eu la lâcheté de le conduire à la grève dans un
tombereau d’ordures avec un bâillon à la bouche, ceux qui ont
souillé de leurs mains le sang d’un enfant de dix-sept ans , qui
lui ont fait couper le poing, arracher la langue, qui l’ont
condamné à la question ordinaire et extraordinaire, qui l’ont
brûlé à petit feu pour avoir passé dans la rue sans avoir salué
une procession de capucins. Il est indigné des plaintes de ceux qui
maintiennent les peuples dans l’ignorance, les femmes dans
l’esclavage, les enfants dans l’obscurité et qui se prétendent
offensés et s’accommodent volontiers de la faim, de la misère et
de la guerre pourvu qu’elles épargnent leurs palais. Il est
indigné par ceux qui hurlent au blasphème mais ne sont pas offensés
lorsque l’on blesse le droit des gens, et pourquoi s’interdirait-on
de dessiner leur prophète puisqu’il ne nous est rien, faudrait-il
aussi refuser de manger du cochon pour ne pas blesser les convictions
des juifs et des mahométans, de la vache pour ne pas blesser les
indiens ? Il est indigné quand se joint au concert des clameurs
le pape Bénédicte, chef sournois de cette secte qui interdit à
son peuple de se protéger contre un mal pernicieux qui est cause
de tant de morts.
Allons
madame, tous ces gens qui vous disent qu’ils aiment mieux obéir à
Dieu qu’aux hommes et qui sont sûrs de mériter le ciel, serait-ce
en égorgeant leur prochain sont bien méchants et sont plus méchants
encore les fripons qui conduisent les fanatiques et qui mettent le
poignard entre leurs mains !
Madame
Denis
Ainsi
c’est ce que cet auteur va dire ?
Voltaire
C’est
ce qu’il va répéter !
Madame
Denis
Et
l’on va l’accuser d’impiété et d’offense au sacré !
Voltaire
Allons,
vous le savez, la seule religion ne consiste ni dans les opinions
d’une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils,
mais dans l’adoration et la justice. Faire le bien voilà son
culte. Le mahométan lui crie « prends garde à toi si tu ne
fais pas le pèlerinage à La Mecque !» « Malheur à toi
lui crie un récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame de
Lorette ». Il rit de Lorette et de La Mecque ; mais il
secourt l’indigent et il défend l’opprimé.
Mais
me voilà bien las, ma nièce et il me faut me reposer, je mettrai
cela sur le papier tout à l’heure.
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