La
Barbe Bleue
Il
était une fois une jeune fille qui vivait avec sa mère, ses sœurs
et ses frères dans un petit trois-pièces à flanc de colline, entre
Charonne et Ménilmontant. Elle n’avait pas connu son père. Elle
était la plus âgée des enfants, bien qu’elle n’ait guère
passé les dix-huit ans. Elle était aussi la plus belle, c’est
pourquoi ses frères, ses sœurs et tous ses amis l’avaient nommé :
Belle. La vie était dure, sa mère faisait des ménages, Belle
poursuivait des études et travaillait le soir dans un supermarché
de la rue de Bagnolet. C’était aussi le sort de ses sœurs. Ses
trois frères, de vrais garnements, ne faisaient pas grand-chose de
bon. « C’est ainsi », comme disait la vieille tante
Fatima qui était la gardienne de la coutume et que personne ne
devait contrarier.
Le
jour de ses dix-huit ans, la vieille tante l’appela et lui
dit qu’elle était maintenant une femme et qu’on devait lui
trouver un mari. Belle ne dit rien, qu ‘aurait-elle pu dire,
c’était la coutume et on lui avait appris à la respecter.
Quelques jours plus tard, sa mère lui apprit qu’un riche
personnage avait demandé sa main. Belle ne l’avait jamais vu bien
qu’elle en eût entendu parler. Ses frères l’évoquaient souvent
en le nommant la Barbe Bleue, car il avait une barbe bleue. la Barbe
Bleue était très riche mais on ignorait ou l’on feignait
d’ignorer l’origine exacte de sa fortune. Il habitait dans un
immeuble neuf, au-dessus du parc de Belleville, au huitième étage,
une maison sur la terrasse que d’en bas l’on ne pouvait
apercevoir, et dans laquelle personne, jamais, n’avait pénétré.
On disait aussi que la Barbe Bleue avait sept fois été marié, et
jamais on n’avait su ce que ses femmes étaient devenues. Cela
n’inquiétait pas la tante Fatima, la Barbe Bleue était très
riche, et avec la dot qu’il avait promise, toute la famille allait
pouvoir déménager. D’ailleurs la vieille tante avait tout
organisé, il était convenu que le mariage aurait lieu dans un
appartement tout neuf dont la construction s’achevait rue saint-
Blaise, à Charonne.
Pendant
un mois tout le monde s’affaira aux préparatifs du mariage, on
confectionna des vêtements que la mère de Belle et toutes ses amies
durent tailler et coudre jours et nuits. On invita toute la famille,
même celle du Mali et tout le voisinage. On prépara des repas dans
toutes les cuisines de la rue et même au-delà. Quand le grand jour
arriva Belle n’avait toujours pas rencontré son mari. Dans le
nouvel appartement les réjouissances durèrent trois jours, trois
jours de fêtes, de danses, de musique, de repas, trois jours pendant
lesquels, à l’écart, dans une petite chambre et loin de la fête,
belle attendit patiemment qu’on lui présentât son mari.
Le
soir du troisième jour, enfin, la vieille tante Fatima vint la
chercher, et, tandis que chantaient les griots, Belle découvrit
enfin le mari qu’on lui avait choisi.
Elle
fut tout d’abord effrayée par sa barbe bleue et son âge qu’on
lui avait caché, la Barbe Bleue avait une bonne cinquantaine
d’années, mais les mots qu’il prononça, ses manières aimables
et douces calmèrent son inquiétude et puis, Belle avait l’habitude
de se soumettre ; comme dit la vieille tante : c’est la
coutume.
Dans
les minutes qui suivirent Belle en pleurs dut faire ses adieux et
quitter le monde de son enfance, sa mère, ses sœurs, ses frères et
la vieille tante. C’est dans une mercédès coupé rouge qu’elle
quitta Charonne pour les Hauts de Belleville.
Belle
s’habitua rapidement à sa nouvelle vie. Les trois premiers mois
furent des mois enchanteurs. Son mari, dévoué, cédait à toutes
ses volontés et Belle commençait à l’aimer tendrement bien qu’il
eût une barbe bleue.
Elle
avait les plus beaux bijoux, les plus riches vêtements, et même
tous les disques de Lara Fabian qu’elle adorait par-dessus tout. La
Barbe Bleue la menait dans les boutiques les plus luxueuses et payait
sans sourciller les notes les plus élevées. Elle découvrit ainsi
l’avenue de l’Opéra, la place Vendôme. Ils mangèrent dans les
plus célèbres restaurants une nourriture succulente dont jamais
dans sa vie antérieure elle n’aurait pu soupçonner l’existence.
Au
bout de trois mois de cette vie féerique la Barbe Bleue lui dit :
« je dois partir en voyage, quelques semaines, pour des
affaires qu’il me faut régler. Tu ne pourras m’accompagner, mais
je veux que tu ne manques de rien. Je te laisse ma carte bleue, bien
entendu, ainsi que mon code confidentiel. Afin que tu ne t’ennuies,
tu pourras, si tu le veux inviter tous tes amis de Ménilmontant.
Voici les clefs de la maison, tu pourras ouvrir toutes les chambres,
tous les salons, toutes les salles de bain. Il y a une chose
cependant qu’il faut que tu me promettes : vois-tu cette
petite clef dorée, elle ouvre la porte du petit débarras au fond du
petit couloir. Jamais tu ne devras t’en servir. Si tu venais à
ouvrir cette porte, je le saurais et il me faudrait te punir en te le
faisant payer de ta vie. »
Et
lorsqu’il prononçait ces mots, ses yeux étincelaient, sa barbe
devenait encore plus bleue, et Belle frissonnait. Cependant, ayant
fait ces recommandations, la Barbe Bleue s’adoucit, embrassa Belle
et partit.
Belle
invita tous ses amis et la maison autrefois si silencieuse et
secrète retentit bientôt des cris, des rires et des chants des
enfants de Ménilmontant. Cela dura quinze jours de fête
ininterrompue. Quelque chose cependant, d’abord faiblement, puis
avec insistance tourmentait Belle : la petite clef dorée. Elle
la portait pendue à son cou et il lui semblait que cette clef
vivait. Elle la sentait battre contre sa peau et elle ne savait si
c’était la clef ou les battements de son cœur. La clef dorée la
dévora de désir. Elle ne pouvait s’empêcher d’y songer.
Bientôt cette pensée l’obséda. Elle ne la quitta plus, de jour,
de nuit. La clef dorée, le petit débarras, la clef dorée, le petit
débarras…
Alors
que la fête se poursuivait, que ses amis s’enivraient de tous les
plaisirs, Belle s’assombrit. Elle n’entendait plus le fracas de
la musique techno que répercutaient dans la maison sur la terrasse
les amplificateurs les plus puissants. Elle en oubliait de manger, de
rire et de dormir. Une nuit, alors que tous étaient endormis, elle
se leva, elle parcourut le grand couloir, puis le moyen couloir, puis
le petit couloir, et s’arrêta devant la petite porte du petit
débarras. Un souffle glacial paraissait provenir du trou de la
serrure et Belle tressaillit. Tout était silencieux et pourtant il
lui sembla entendre de sourds battements. Etait-ce son cœur ou la
clef qui l’appelait ?
Alors,
ne réfléchissant plus, elle céda. Elle introduisit la clef dans la
serrure, poussa la porte qui s’ouvrit avec un long gémissement qui
sembla déchirer le silence, à tel point qu’elle craignit d’avoir
réveillé la maison. De saisissement, elle fit tomber la clef.
Cependant tout dormait. En tâtonnant elle chercha un interrupteur
qu‘elle ne trouva pas. Un froid intense avait envahi le petit
couloir. Elle avança, les bras tendus, comme une aveugle,
appréhendant les obstacles. Elle heurta quelque chose qui lui parut
mou et gluant. Elle frissonna. Fouillant sa poche, elle trouva un
briquet à gaz qu’elle alluma et éleva à la hauteur de ses yeux.
Elle poussa alors un terrible cri strident. L’horreur qu’elle
ressentit dépassait l’entendement. Les sept femmes de la Barbe
Bleue étaient là, sanglantes, suspendues comme des carcasses dans
le réfrigérateur d’un boucher, à des crochets fixés au plafond.
Leur sang s’était écoulé et figé sur le sol.
Belle,
rassemblant ses forces chercha dans l’obscurité la clef sur le sol
répugnant, la trouva, réussit avec difficultés à fermer la porte,
et courut s’enfermer dans sa chambre. Il lui fallut de longues
minutes pour reprendre ses esprits. Que faire ? Il lui fallait
d’abord effacer les traces de sang, les paroles de la Barbe Bleue
lui revinrent à la mémoire. Elle s’efforça de nettoyer la petite
clef dorée. Un rouleau de papier-ménage n’y suffit pas, elle
utilisa tout le paquet, un paquet de quatre rouleaux dont un gratuit,
en vain ! Elle essaya la lessive Saint-marc, mir, Omo, Ajax
super-nettoyant, l’eau de javel, l’acide chlorhydrique, le
pétrole Hahn, l’acide nitrique, la crème Nivea, rien n’y fit.
Belle décida d’alerter la tante Fatima, sa mère, et la police, et
elle allait le faire, quand elle entendit la porte d’entrée
s’ouvrir et une voix bien connue l’appeler : « Belle,
Belle es-tu là ? » C’était la Barbe bleue qui s’en
revenait de son voyage d’affaire.
Belle
se regarda dans son miroir, prit le temps de se recoiffer, d’effacer
ses larmes, de recomposer une beauté .La Barbe Bleue
s’impatientait : « Belle, Belle où es-tu ? »
Il
fallait répondre. « Je m’éveille » dit-elle et
elle alla à sa rencontre. « As-tu fait bon voyage »,
murmura-t-elle, « tu dois être fatigué ! » Mais la
Barbe Bleue ne lui répondit pas, tout de suite il exigea ses clefs.
Belle les lui donna, sauf une, la petite clef dorée du petit
débarras. « Il manque une clef », gronda la Barbe
Bleue, « qu’as tu fait de la clef du petit débarras »
tonna-t-il. Et belle dut lui donner la clef du petit débarras. A sa
vue la Barbe Bleue devint terrible. Ses yeux jetaient des éclairs,
sa barbe bleue se hérissait comme les poils d’un chat en
colère ; « tu seras châtiée » disait-il «
et tu rejoindras les corps de mes sept autres épouses. » Belle
en larme implora, supplia, mais il fut inflexible. Il lui accorda
seulement un quart d’heure, afin qu’elle pût une dernière fois
écouter Lara Fabian, qu’elle aimait tant. Il faut croire qu’un
peu d’humanité subsistait quelque part dans son cœur endurci.
Belle
introduisit le disque dans la chaîne, puis porta le son à une
intensité telle que les murs en tremblèrent. La Barbe Bleue avait
fermé la porte de la chambre, les mains bouchant ses oreilles, il
attendait. Alors, Belle sortit son téléphone portable et appela ses
frères. Un quart d’heure suffisait pour joindre Charonne à
Belleville.
Pendant
ce temps la Barbe bleue s’impatientait : « il ne
reste plus que treize minutes, il ne reste plus que douze minutes. »
Et
Belle à la fenêtre de sa chambre s’adressait à sa sœur qui
était venu participer aux fêtes et prenait l’air sur sa
terrasse : « Anne », car elle se nommait Anne
, « ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ».
Et Anne répondait :« je ne vois que la route qui poudroie et
l’herbe qui verdoie », car, ne l’oublions pas la terrasse,
orientée plein sud, dominait le parc de Belleville qui est comme une
oasis dans ce vieux quartier. Et la Barbe Bleue grondait « il
ne reste plus que sept minutes, et Belle questionnait : « Anne,
ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? » . Et Anne
Répondait : « Je ne vois que la route qui poudroie
et l’herbe qui verdoie ». Et la Barbe Bleue grondait : « Pus
que cinq minutes ». Et Belle questionnait : « Anne,
ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». Et Anne
répondait : « trois joggeurs qui gravissent la
pente, tout habillés de blanc et de marque Lacoste, aux pieds de
blanches chaussures estampillées Nike, sur la tête de blanches
casquettes dont je ne sais la marque… ». « Ce sont eux,
ce sont mes frères » dit Belle. A ce moment, la Barbe Bleue,
armé d’une tronçonneuse électrique ouvrit la porte, mais il
n’eut pas le temps de s’en servir, les trois frères jaillirent
et en un instant la Barbe Bleue fut mise à terre et ficelée avec du
ruban adhésif. Belle se jeta dans les bras de ses frères, pleurant
et riant à la fois.
Vite
informé le commissaire de police du quartier arriva. Il reconnut,
sous le masque de la Barbe Bleue, un redoutable criminel. Ancien
collaborateur d’un homme politique important du département des
Hauts de Seine, compromis dans de nombreuses affaires au parfum de
pétrole, il avait bénéficié d’un non lieu, le dossier
judiciaire s’étant égaré. Depuis il était recherché par la
police de nombreux pays pour avoir dirigé un réseau international
de proxénétisme.
Belle
regagna la rue Saint-Blaise, retrouva sa mère, ses sœurs et ses
frères et la vieille tante Fatima, mais quand celle-ci voulut lui
trouver un mari pour « venger l’affront et réparer
l’honneur », elle partit sans hésiter. Aujourd’hui elle a
retrouvé une place de vendeuse dans un supermarché et habite un
petit studio, dont je tairai l’adresse, afin, comme je le lui ai
promis, de respecter sa tranquillité.
Le
procès de la Barbe Bleue n’eut jamais lieu. On l’a retrouvé un
jour dans sa cellule, pendu avec sa ceinture « qu’on avait
oublié de lui retirer ».
moralité
Ce
conte nous a appris
Qu’à
Belleville comme ailleurs
L’argent
ne fait pas le bonheur
Les
dictons n’ont pas toujours tort
Mais
on a bien des raisons
De
bouder les traditions
Belle
qui a frôlé la mort
L’a
maintenant bien compris
Commentaires
Enregistrer un commentaire