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Ô Belleville - Pièce représentée en 2006, mise en scène Gabriel Debray


Ô Belleville

O Belleville !


Revue à jouer dans les murs et hors les murs !


Du frisson et des larmes avec les fantômes de Belleville !

Et pour mener la Revue :

Madame Magie, laitière-crémière rue du Faubourg du Temple,

Abdoul livreur de bois et charbons, employé de la maison Poirot rue Saint-Maur.

Avec la participation exceptionnelle du Génie de la lampe, du Luftmensche et de nombreux personnages plus ou moins historiques.





Ouverture


Abdoul

Ah ! Magie, ma toute belle, ma crème, ma source de volupté, mon lait pasteurisé, ma candeur, mon innocence, mon tout et mon rien, ma moitié et mon contraire, je viens à toi, noir vers ta blancheur, et harassé de ma rude journée, fatigué de porter et livrer bois et charbons à tous les étages dans des immeubles qui ignorent les commodités de la modernité.

Magie

Ah ! Mon noiraud, mon petit boulet de charbon, ma flamme, mon brûlot, ma braise incandescente, viens vers moi te désaltérer, je serai tes mamelles d’abondance, viens vers moi te blottir comme un hameau perdu au pied d’une montagne.

Abdoul

Ah Magie ! Comme tu sais trouver les mots qu’il faut et les gestes ! Je t’ai porté un cadeau !

Magie

Ah Abdoul ! Comme tu es attentionné et charmant ! Mais le public est là qui regarde et attend, nous devons lui dire deux mots.

Au public

Le spectacle que vous allez voir se déroule, tout du moins pour ce qui nous concerne en 1962. Comme vous l’avez compris nous sommes à Belleville en pleine effervescence : l’on détruit et l’on reconstruit, c’est le grand bouleversement. De gaulle est au pouvoir, la guerre d’Algérie vient de se terminer et comme on dit « quand le bâtiment va, tout va » . Je n’en suis pas si sûre.
Je ne vous présente pas Belleville, il ou elle, je ne sais quel est son sexe, je ne sais, tantôt violence et hargne, tantôt séduction et douceur, tendre ou désespéré, il ou elle se découvrira à vous au cours de notre revue pleine de rebondissements, de larmes et de sang, d’amour et de haine, de déceptions et d’espoirs, de vérité et de d’extravagance et surtout d’histoire, de passé et d’avenir !

Madame Magie on me nomme, je suis laitière-crémière rue du Faubourg du Temple, du matin au soir, de ma mesure de cinquante centilitres, j’emplis pots et bouteilles, je verse le blanc liquide, je suis la mère universelle et connaît tout le monde car tous, petits et grands, enfants et vieillards, viennent à moi.

Abdoul

On me nomme Blanchette mais mon nom est Abdoul, c’est mon surnom, moi qui suis tout couvert de poussière de charbon ; Tous les jours et surtout l’hiver quand il fait froid, mais l’été aussi car à Belleville on cuisine au bois ou au charbon, j’arpente rues et ruelles, passages et impasses, visite appartements et soupentes je suis la chaleur et la vie, je suis le feu, je suis la joie, elle est le ying, je suis le yang à moins que ce ne soit le contraire, car comme vous allez le voir, tout se mélange, tout se confond dans ce grand creuset qu’est l’histoire, l’histoire de notre Belleville.


Magie

Et le cadeau ?

Abdoul

Le cadeau, le voilà !

Magie

C’est quoi, un pot à lait, un pot de crème, un pot à yaourt ?

Abdoul

C’est une lampe je crois, comme on en faisait chez-nous, une lampe à huile. Je l’ai trouvé dans la pierraille impasse des fours à chaux, là où on a tout cassé, là où habitait mon cousin, celui qu’est à Sarcelles maintenant.

Magie

Une lampe et qu’est-ce que je vais faire d’une lampe à huile ?
Et pourquoi un cadeau ?
As-tu quelque chose à te faire pardonner
Toi, tu as une idée derrière la tête

Abdoul

Mais non ma toute belle
Ma tourterelle
Malgré la poussière de charbon
Je suis innocent
Comme un enfant
Prend cette lampe
Chez moi on les vend, à Oran
Les Français aimaient bien les lampes à huile, alors je me suis dit que ça pourrait être un cadeau.

Magie

Hum ! Hum !
Mais bien sûr c’est un cadeau, je vais le mettre dans la vitrine ça fera riche, mais faut d’abord le nettoyer, le cuivre faut le frotter

Le génie

Ordonne ô ma maîtresse et tu seras obéie !

Magie

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le génie

Ordonne ô ma maîtresse et tu seras obéie

Abdoul

Alors ça je sais ce que c’est, ça vient du pays, c’est un djinn, un génie quoi !

Le génie

Ordonne ô ma maîtresse et tu seras obéie

Magie

T’es sur que c’est un génie parce que question conversation


Le génie

Ordonne ô ma maîtresse et tu seras obéie

Abdoul

Je sais ce que c’est, c’est comme dans Aladin ; je crois qu’il faut que tu fasses un vœu.


Magie

Un vœu …je sais pas…je voudrais bien que tout redevienne comme avant, avant qu’on fasse des trous partout…j’aimerai redevenir jeune comme lorsqu’on s’est vu pour la première fois, je souhaiterais revenir en arrière…

Le génie

Commande tout ce que tu veux de moi je suis ton serviteur car je suis le serviteur de celui qui a la lampe entre les mains !

Ouais, tout ça c’est pas clair vous voulez revoir le passé quoi ?

Magie

C’est ça

Le génieAbdoul)

Et vous, vous ne voulez rien pendant que j’y suis, des siècles que je suis enfermé, à l’étroit là dedans,et c’est sombre, je vous dis pas, alors aujourd’hui c’est mon jour de bonté : c’est deux vœux pour le prix d’un seul !
Commande tout ce que tu veux de moi je suis ton serviteur car je suis le serviteur de celui qui a la lampe entre les mains !

Abdoul

Alors moi c’est l’avenir qui m’intéresse

Le génie

Oreille attentive et bon vouloir ! Passé, présent, avenir que tout se mêle et s’entremêle, que le temps se brouille et se débrouille !

Magie

Evidemment si je commande le passé
Toi tu veux connaître l’avenir
Je me demande bien ce que cela peut cacher !

Abdoul

Mais rien mon aimée
Ma colombe
Rien
Simple curiosité

Magie

Hum ! Hum !






Premier tableau

Abdoul :

Premier tableau : la grisette du faubourg

Magie

Vous désirez quelque chose, je vous connais ? Vous êtes nouvelle dans le quartier ? il me semble que je vous ai vu quelque part…vous êtes la fille Bourdeau…ou la grande soeur du petit Pierre qu’était en sanatorium ?

Abdoul

Ce petit nez mutin et ce menton pointu ça me dit quelque chose, mais quoi ?

Magie (soupçonneuse)

Ah, tient ! Oui, quoi ?

Abdoul

Mais toi ma gazelle, ma corne de gazelle, ma corne d’abondance, c’est à toi que je pense
Je ne pense qu’à toi !

Lisette

Je vous dérange pas trop, il faut me le dire si je vous dérange. Depuis que j’attends ce moment, c’est que j’en ai des choses à dire depuis qu’on m’a figée dans la pierre .

Lisette on m’appelle,
on nous appelle toujours Lisette,
même si je me nomme Ninon ou Lison,
Lisette c’est mon prénom
comme dans une chanson ;
je suis la grisette du Faubourg,
celle devant qui
l’on passe
et repasse sans la voir
et j’en avais assez de servir de perchoir
aux pigeons
et de faire la conversation
avec Frédéric Lemaître,
la face de pierre en face.
Quel faiseur celui-là, il me semble que je pourrai vous réciter en entier l’auberge des Adrets ;
faut dire
j’ai toujours rêvé de faire du théâtre,
c’est pt’être à force de les fréquenter.
Moi ma partie c’était les fleurs,
alors forcément le soir
sur le boulevard,
c’est là qu’était ma clientèle…
et du beau monde, je vous dis pas,
fiacres, chapeaux, redingotes,
fourrures, bijoux…
à l’entrée des théâtres
à la sortie,
aux entractes,
j’étais toujours là,
mais en tout bien tout honneur,
hein, pour les fleurs,
faudrait pas voir à confondre
et croire à tout ce qu’on raconte ;
faudrait voir à pas confondre
grisette et lorette,
c’est pas le même métier
et c’est pas le même quartier.
J’dis pas que quelquefois,
dans ce métier
on fait des rencontres,
des étudiants,
de jeunes bourgeois
bien mis, bien faits,
c’est pas ça qui me dégoûte ;
Alors évidemment
s’il m’emmène au restaurant,
s’il est pressant,
s’il est aimant,
je lui fais visiter ma chambrette.
Mais attention
c’est pas comme on dit,
le cinquième quart d’heure
c’est pas systématique.
Faut qu’il me mette en appétit,
qu’il me fasse des cadeaux,
des gants en chevreau,
ou un châle tient,
c’est à la mode
et j’en fais collection,
s’il m’offre un châle
l’est dans mon lit.
Mais attention
c’est pas comme on dit,
en tout bien tout honneur,
hein ! on peut rêver quand même ;
pour tout vous dire
je cherche un mari,
qu’il soit agréable,
plaisant à regarder,
qu’il ait de la fortune
et fasse de moi une dame,
j’ai pas trouvé
mais c’est pas faute de chercher.
Pour la moment je me plains pas,
j’suis une femme entretenue,
mais l’est marié !
C’est un artiste,
l’est gentil,
l’est attentionné
et même qu’il m’a logé
à la campagne, à Charonne,
dans une folie comme y dit,
une folie pour moi
qu’est née à la ferme.
A Charonne vous pensez,
alors j’sais pas pourquoi
l’autre artiste, le sculpteur,
il m’a planté là
sur l’Faubourg .
Va falloir qu’j’y retourne
à Charonne, dans ma folie.

Magie

Et bien ma pauvre si tu retournes à Charonne tu trouveras que c’est bien changé ! Mais dis moi, ce que tu racontes là, c’est pas bien moral quand même, faut qu’on pense au public qui est là pour s’édifier, faut qu’on sauve la moralité !

A Abdoul

Quant à toi j’aimerais que tu changes d’expression
Non, mais ce regard
On dirait que tu as vu la vierge
Et en fait de vierge
Elle n’a rien d’une sainte nitouche !

Lisette

C’est pas qu’jai pas d’moralité, au contraire,
j’vais à la messe tous les dimanche,
là aussi y’a d’beaux jeunes hommes à rencontrer…

C’est pas qu’j’ai pas d’moralité
mais quand t’as connu la misère,
là faut que j’parle de mon père
l’est limousin en vérité,
et quand la ferme a brûlé,
rapport à l’été
qu’était chaud cette année
c’est à paris qu’il est monté
pour travailler sur la chaussée
j’étais bien jeunette en ce temps,
j’avais au plus sept ou huit ans,
à la fontaine du roi on s’est logé,
près de la barrière
et c’est à Paris qu’jai poussée,
et j’ai grandi sur le pavé.

Non mais là j’arrête, on croirait une chanson,
si ça continue je vais parler en vers.
Que voulez-vous c’est l’époque,
aujourd’hui on adore pleurer,
c’est la langueur comme on dit,
on se consume, le mal du siècle.
Moi, c’est au théâtre que j’vais pleurer,
c’que j’aime le théâtre où l’on pleure !
Remarquez, on passe pas notre temps à pleurer, on a aussi nos colères :

j’ai faim
c’est bien
mange ton poing
gard l’autre pour demain
c’est mon refrain !

à l’enterrement du brave général Lamarque
bien sûr on portait pas les armes
paraît qu’ça se fait pas pour une dame
mais j’étais pas la dernière à crier sur la barricade

Luftmensche

Alors là j’interviens, je suis l’homme léger, celui qui passe et qu’on ne remarque pas, je plane là-haut et je vois tout… je suis détaché… je suis l’esprit qui toujours rit… je brasse le temps et l’espace comme dirait mon cousin Einstein, je suis le maître du jeu, le jongleur de mots, l’acrobate du verbe, qui a dit barricade ?
Dans la famille barricade je voudrais le père, le fils et le grand-père

Lisbonne

Me voilà

Abdoul

Le fils, le père et le grand-père ?

Lisbonne

C’est moi ! Maxime Lisbonne !

Magie

Comprends pas


Lisbonne

J’explique, mais d’abord j’ai soif !



Deuxième tableau

Abdoul

Deuxième tableau : maxime Lisbonne !


Magie

Entier, écrémé, demi écrémé, pasteurisé, frais ?

Lisbonne

Il y a longtemps que j’ai passé l’âge, on est où là ? A la goutte de lait de Belleville ? Je boirais bien un petit canon, vous n’avez pas en magasin ?

Magie

Mais peut-être parmi nos spectateurs ? Un petit verre pour monsieur Lisbonne…

Lisbonne

Pas de monsieur entre nous, citoyen. A la sociale et à la mémoire des camarades !

Allons enfants de la Courtille
Le jour de boire est arrivé
C’est pour nous que le boudin grille
C’est pour nous qu’on l’a conservé !

Encore un autre verre

Abdoul

Cette chanson, là, c’est pas très révolutionnaire

Lisbonne

Vous n’y connaissez rien citoyen… citoyen ?

Abdoul

Abdoul, mais on m’appelle Blanchette

Lisbonne

Algérien ?

Abdoul

Non, enfin si, enfin ... c’est curieux que vous ayez dit ça, moi-même je n’ai pas l’habitude, algérien, c’est tout nouveau, ça date de quelques mois, avant on disait musulmans d’Algérie…ou rebelles ou terroristes…mais algérien, vous êtes un précurseur vous !

Lisbonne

J’espère…écoute mon ptit gars, moi je suis pour la sociale, la république universelle du père Hugo, pas celle des bourgeois. Après la semaine sanglante j’ai été déporté, la nouvelle Calédonie, le bagne, et bien là avec Louise, Louise Michel, j’ai fondé le théâtre des déportés, pas un théâtre pour les bourgeois, avec ses décors, ses perruques, ses paillettes, mais un théâtre pour les canaques avec des coquillages, des bambous, et de la musique canaque. Vive la république canaque, vive la république sociale et universelle !

Moi je suis comédien, auteur, saltimbanque depuis toujours, ancien directeur des folies saint-Antoine, ancien directeur des Bouffes du Nord. Je suis pour le vrai théâtre, un théâtre honnête avec des auteurs qui n’auront pas à leur actif une histoire infâme de la commune et qui n’auront pas comme Dumas fils craché au visage des vaincus et cravaché les femmes !
J’ai été, censuré, on a interdit ma pièce : la famille Lebrenn, parler des déportés de 48 c’était trop brûlant  en 83 ! Je m’en fous, je suis pour le théâtre permanent, le théâtre de la rue ; on m’interdit au théâtre qu’on vienne m’interdire au cabaret : à la taverne du bagne et des ratapoils, rue de Belleville je suis chez moi, je fais pas des tragédies en cinq actes mais des tableaux vivants, le ferrement des condamnés, le programme des communards, on peut pas m’interdire, j’écris pas, j’improvise ! Enfin j’écris pas : En joue, feu ! aux Folies Rambuteau c’est de moi ! La mort de Delescluze à la Taverne des Frites révolutionnaires, c’est de moi…ils ont voulu m’interdire, ils n’ont pas pu, un tableau c’est pas une pièce, c’était pas prévu par la loi !
Je parle trop j’ai soif, envoyez moi un boulet de bagnard !

Magie

Un quoi ?

Lisbonne

Un boulet ! un bock, une bière quoi !
A la santé de Delescluzes, de Clément, de Varlin, de Frankel, Malon, de Louise Michel, Elisabeth Dimitrieff, Wroblewsky, Frankel, Matuszewski, Landovski, Czanowski, Lodoïska Caveska, Giuseppe Carrisi, Pier Luigi Savio ; Amilcare Cipriani, Menoti Garibaldi, Paolo Tibaldi, François Zingé…

Magie

Des étrangers ?

Lisbonne

Des réfugiés, des combattants, des citoyens de la commune

Abdoul

Il n’y avait pas d’Algériens ?

Lisbonne

Y’avait aussi des Algériens, y’en avait aussi en Nouvelle Calédonie, des camarades, les révoltés de la commune de Kabylie ! 

Tout ça n’empêche pas Nicolas
Qu’la Commune n’est pas morte
(bis)

je mangerais bien un petit morceau

Ne vois-tu pas dans la cuisine
Rôtir les dindons les gigots
Ma foi nous serions bien nigauds
Si nous leur faisions triste mine !
(Il sort)

Magie

Ça c’est un personnage !

Abdoul

Un grand acteur et un auteur…
Et oui, quand on a respiré cet air là…
1871 c’est le crû du siècle, du millénaire…

Luftmensche

Il a raison
Y’a des qualité d’air
Qui diffèrent
Je parle en connaisseur
Une odeur de poudre c’est certain
Mais un souffle de liberté
En ce début de millénaire
Ça sent plutôt la poussière

Le grand Cissé

On m’a appelé ?

Abdoul

Salut citoyen !

Cissé

Citoyen, ça c’est nouveau…

Abdoul

C’est à cause de…le gars qui vient de sortir…ça fait rien…citoyen c’est bien !









Troisième tableau

Magie

Troisième tableau, mesdames et messieurs : le grand Cissé


Cissé

Moi, je suis le roi
C’est pourquoi vous me voyez
Dans la rue des couronnes
J’habite à la fontaine au roi
Dans un palais
De la SONACOTRA
Je suis arrivé là
Comme citoyen en effet
De la Communauté française
La communauté
Le mot est gai !
Me voilà employé
De la municipalité
Le balai à la main
A chaque coup que je donne
La poussière se soulève
Etincelle au soleil
C’est la mémoire que je réveille

Magie

Vous êtes poète ?

Cissé

(à chaque cri : Hé yo, correspond un coup de balai)

Je suis griot et roi
Hé yo ! Je suis le grand Cissé
Kaya Maghan Cissé
Roi de l’or
Du clan Cissé
Roi de l’Aouker
Du Djenné
Du Tekrour et du Baoulé
Des mines d’or du Galam
Ma puissance est invincible
Et mes chevaux attachés
A des blocs d’or massif
Plus nombreux
Que mes cheveux
Hé yo ! Je suis Soumangourou Kanté
Tounka du Sosso
Du Sonrhay
Maître de la route des chars
Hé yo ! je suis Soundjata
Vainqueur de Soumangourou Kanté
Du Galam
Du bambouk
Et du Bouré-Mali
Maître des pouvoirs magiques
Celui qui est honoré
Aux rochers de Koulikoro
Et dont la tombe est vénérée
A Balandougou aujourd’hui
Hé yo ! je suis Abou Bakari
Roi et empereur du Mali
Deux cent pirogues j’ai armées
Selon Al Amori
Et j’ai découvert l’Amérique
En l’an mille trois cent et dix
Hé yo ! je suis Kankan Moussa
Le fastueux, le merveilleux
Et lors de mon voyage au Caire
Tant d’or j’ai dépensé
Que le dinar s’est effondré
J’ai conquis le royaume de Gao
Fondé Tombouctou
A moi l’or du Djenné
Et le cuivre de Takkeda
Hé yo ! je suis Soni Ali
Ali Ber
Maitre du Gao
De Mopti et Oualata
De Kano
Et l’or de Bito
Et surtout grand initié
Hé yo ! je suis Mohamed Touré
Askia le grand
Général et roi
Des Sarakolés
Empereur du Sonrhay
Rénovateur de l’islam
Protecteur des lettrés
Inspirateur des lois
Edificateur de la mosquée Sankoré
Dispensateur de la foi
Détenteur de l’or du Mali
De la kola du Djenné
Et des salines de Teggaza
Je suis le Roi des Rois !
Hé yo ! Je suis kaladian Koulibali
Roi du Ségou
Conquérant de la Macina
Et du royaume de Kaarta
Administrateur des soixante provinces
J’ai fait de mon empire un jardin
Hé yo !l’orage est venu
La tempête
Les heures sombres sont venues
Du nord et de l’océan
Les royaumes sont divisés
Les peuples dispersés
Asservis
Soumis
Vendus
Revendus
Achetés
Déportés
Colonisés
Civilisés
Mobilisés
Démobilisés
Administrés
Enrégimentés
Indépendantéisés
Néo-indépendantéisés
Coopérés
Hé yo !
Encore un coup de balai
Il en faut des coups de balai
Pour nettoyer le mémoire
Pour réparer la mémoire
Hé yo !
Les yeux qui voient ont vu
Les oreilles qui entendent ont entendu
Réponds-moi
Réponds-moi
Que ma santé se délie, se libère
Que mes biens se délient, se libèrent
Que mes jours se délient, se libèrent
Que mes enfants se délient, se libèrent
Que se délie, se libère tout ce que j’aime en ce monde
Nuit de soucis, espoirs,
Nuits de soucis, espoirs
Hé yo ! Jeune fille de Belleville, même si tu n’offres rien,
Ta beauté pour moi est présent qui me comble,
Jeune fille de Belleville, souris, ris pour moi !
Jiwo Belleville moosu jalanaa mi !

Magie

Vous devez avoir soif, un verre de lait ?

Cissé

Je veux bien
Ça me rappellera ma jeunesse, quand je gardais le troupeau de mon père, soixante têtes…

Magie

Et qu’est-ce qui s’est passé ?

Cissé

Fils de chef, l’école des pères, la guerre, enrôlé, mobilisé, Marseille, démobilisé, Bordeaux, Paris, remobilisé, Strasbourg, puis encore Paris, une chambre meublée rue de Maux partagée avec un cousin, et me voilà balayeur et fonctionnaire. Les vaches, c’est loin.

Abdoul

Il y a quelques années, il y avait encore un troupeau de chèvres à Belleville avec un chevrier qui jouait de la clarinette, il emmenait son troupeau sur la Butte Bergère, le plateau comme on dit dans le quartier ou la butte rouge c’est pareil. La butte Bergère c’est bien trouvé non, Il y a encore un petit bois, le dernier bois sauvage de Paris. Tu te souviens Magie le petit bois ?

Magie

Veux-tu te taire, coquin, voyou !

Cissé

Mes vaches au flanc tacheté de blanc, les voici !
Mes vaches au pelage froment sombre, les voici !
Mes vaches soyeuses à mufle blanc, les voici !
Mes vaches roux antilope, les voici !
Mes vaches rousses grosses et belles, les voici !
Mes vaches tachetées de roux, les voici !
Mes vaches tachetées de blanc, les voici !
Mes vaches roux nuit, les voici !
Mes vaches c’est la roche du chemin
Que l’eau ne peut pas entraîner
Que le vent venu ne peut pas entraîner
Mes vaches aux fleuves se rivent
Elles m’attachent, me détachent
Elles m’enferment, elles m’oppressent
Elles vont en aval, je vais en aval
Elles vont en amont, je vais en amont,
Je les appelle, elles m’appellent,
Fatakoun ! matakoun ! diatakoun !katab !
Kouboukou !oukaba !kaba ! (il sort)















Quatrième tableau


Abdoul

Quatrième tableau !
Cher public, je ne sais pas ce qu’il y aura dans le quatrième tableau, ce djinn est vraiment très puissant et…

Un spectateur

Sortez-le !

Abdoul

Répète !

Spectateur

Sortez-le !

Abdoul

Viens ici si tu l’oses !

Magie

On se calme, on se calme !

Spectateur

La suite ! La suite !


Luftmensche

J’arrive à temps je crois
Magie

C’est quoi la suite ?

Luftmensche

Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise, une sorte de confrère quoi !

Magie

Quatrième tableau, le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise !

Pil

Non, non arrêtez !

Ecoutez-moi !
Il l’a eu !
Ecoutez-moi !
Ils l’ont eu !

Poul

Qui, quoi !
Mais quoi, explique-toi !


Pil

Schalom! Il l’a fait…tout à l’heure ! Ils l’ont arrêté, il s’est laissé faire ! Il a tué Petlioura…, dans la rue, à la sortie de son hôtel, depuis des années il le suivait, Petlioura, le grand ataman des cosaques d’Ukraine…ce chien d’assassin…ce bourreau ;;;ce massacreur…la police fouille l’horlogerie…Schalom, il est arrêté !
Poul

Il est mort ?

Pil

Mort, mort…Petlioura, l’ataman des cosaques, il est mort… bien mort et Schalom Schwarzbard il est vivant…il est arrêté.

Poul

C’est bien…c’est bien,
Non c’est pas bien…
Oye ! Oye !c’est pas bon pour nous ça…c’est un grand malheur ! Un grand malheur !

Pil
Comment c’est pas bon ? Comment c’est un grand malheur ! Les pogromes d’Ukraine, de Biélorussie, les cosaques, les blancs, c’est bon pour nous ça, hein, c’est bon pour les Juifs, c’est pas un malheur ça  ?

Poul

Je veux dire, on est à Paris, on est tranquille… pour le moment…on est tranquille, on n’a pas intérêt à se faire remarquer, moi je travaille, j’ai une clientèle, une famille, je fais mes chaussures, tranquille ! On est tranquille !
Je ne veux pas d’histoires…Oye !Oye !C’est un grand malheur ! Un grand malheur !

Pil

C’est en restant tranquille que t’auras des histoires ! Schalom Schwartzbard il a raison ; lui et ses copains du freier gedank, non, c’est pas des types tranquilles !
Mais dans ce monde, on peut pas être tranquille, il faut pas être tranquille, si t’es tranquille t’es foutu…tranquille, mais comment peut-on être tranquille quand des Petlioura se promènent tranquillement?

Poul

Mais justement, je te dis que je ne suis pas tranquille ! A cause de Schalom, je ne suis plus tranquille ! Comment pourrais-je être tranquille maintenant?

Pil

Alors tu me tranquillises là, j’avais peur que tu regrettes ta tranquillité ! 

Il a raison Schalom,
depuis toujours il a raison !
Il faut se battre !
En 1905 en Russie il s’est battu,
Et il avait raison
Contre le tzar il s’est battu
Et il avait raison ;
En Bessarabie contre les cosaques il s’est battu
Et il avait raison
En 1914 en France il s’est battu
pour la terre de liberté il disait,
il s’est battu
je ne sais pas s’il avait raison
En 1917 à Odessa il s’est battu
contre les blancs
et il avait raison
contre les Autrichiens et les Hongrois
et il avait raison
contre les bolchéviques
avec l’armée insurgée d’Ukraine
il s’est battu
et il avait peut-être ses raisons
Les cosaques de Petlioura ont tué toute sa famille, quatorze personnes,
et il s’est encore battu.
Pendant sept ans il a attendu,
il a cherché,
il a fouillé,
pisté,
enquêté
il a attendu
attendu
patiemment,
tranquillement
à Budapest,
à Varsovie
à Zurich,
puis à Paris
Petlioura y était réfugié avec les membres du gouvernement nationaliste en exil,
il a retrouvé sa trace,
et là,
calmement
il l’a abattu !
Tu crois que son temps il l’a perdu ? 
Tu crois qu’il aurait mieux fait de se contenter de fabriquer des montres ?
Les montres, elles lui ont surtout enseigné la patience
elles lui ont appris à attendre,
à prendre son temps
à voir venir
et le moment venu…

Poul

Tu parles bien Pil, mais enfin ce Schalom, c’est un terroriste, un anarchiste, un…et puis il s’est battu contre le bolchéviques, et les bolchéviques partout, en Russie, en Ukraine ils nous protègent, les juifs ils ont été les premiers pour la Révolution, ça les bolchéviques ils le savent…les gens du bund, ils sont avec les bolchéviques. Je fais pas de politique, mais je sais ça ! Aye !aye !la politique ça n’apporte rien de bon, mais quand même…
Ton Schalom, c’est un anarchiste, je comprends rien à ce qu’ils ont fait en Ukraine les anarchistes.
Et puis maintenant à Paris…bien sûr cet Ataman, je dis pas, je regrette pas…
Mais… on est à Paris maintenant…et à Paris on est tranquille…c’est la France, c’est pas l’Ukraine…et puis tu sais on peut pas soigner le mal par le mal, le talmud dit : pourquoi fait-on le mal, parce qu’on est certain de faire du bien…alors faut pas trop chercher à faire le bien…

Pil

Tss !tss ! Les Bolchéviques ils nous protègent…
Pour le moment ils nous protègent,
J’ai pas confiance dans les bolchéviques.
Schalom c’est un anarchiste, c’est vrai…
N’empêche qu’il a tué le grand Ataman de l’Ukraine, c’est un héros maintenant Schalom
Et puis comme tu dis
On est en France, à Paris
Rien ne pourra nous arriver
Allons, je m’en vais,
On ne sera jamais d’accord…

On se revoit après le shabbat !
On en reparlera !
Shabbat schalom !

Poul

Shabat schalom !
(ils sortent, côté cour et côté jardin…) 

Luftmensche

Un héros c’est exact !
Défendu par maître Torrès, Schwarzbard va finalement être acquitté après un large mouvement d’opinion international.
Mais
Pauvre Pil
Pauvre Poul
S’ils savaient ce que je sais
Mais on ne peut refaire l’histoire
Qu’ils profitent quelques années du temps
Qui leur est préservé
Avant que le souffle pestilentiel de la bête
Les emporte
Loin de leur schtetle
Leur village de Belleville
Qui n’y est pour rien

Magie

Et bien cher public, ce spectacle est plein d’imprévu
Passons donc au tableau suivant
Comme on vous là annoncé tout à l’heure
Le tableau suivant s’intitule…
A toi Abdoul










cinquième tableau
Abdoul

Je peux y aller maintenant ?
Alors cinquième tableau, le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise, c’est bon cette fois ?

Luftmensche

Mais je le connais ce vieil, homme, le matin il est dans le square en haut de la rue Jean-Pierre Timbaud, il fait une sorte de gymnastique, le soir il est encore là et parfois tard la nuit ! Qu’il pleuve ou qu’il neige, il est toujours là… Il est arrivé dans les années quatre-vingt du vingtième siècle je ne sais d’où …

Abdoul

Les années quatre-vingt, le djinn ne m’a pas trompé, ce vieil homme vient de l’avenir !

Magie

C’est un chinois

Abdoul

Ça, j’avais compris

Lu Yu.

Qui pourrait deviner
Que le vieillard oisif
Fait de sa vie
Une longue ivresse
Regardez bien le vieillard qui vit à sa guise
Et ne dites plus qu’en ce monde nul est immortel
Abdoul

Vous blaguez, vous n’êtes pas immortel ?

Lu Yu

Quand je suis né
Une pluie cinglante
Obscurcissait le ciel au-dessus de la Huai
A l’instant ou je suis né
La pluie a cessé

Abdoul

Mais qui êtes-vous ?

Lu Yu

Ivre, une fleur de montagne
Est épinglée sur mon bonnet de travers
Les affaires de ce monde
Sont comme le vent qui souffle à mes oreilles
Ça tombe bien je suis un peu sourd

Abdoul

Vous ne m’entendez pas ?

Magie

Le monsieur t’a dit qu’il est un peu sourd

Lu Yu

J’aime les nuages solitaires
Toute la journée oisifs !
J’ai parcouru le monde en tous sens
Jusqu’au bord du ciel,
Comme une graine errante,
A composer des poèmes
Je n’ai gagné qu’une vie de pauvreté

Magie

Le pauvre !

Abdoul

Ça c’est sûr, on ne gagne pas sa vie en regardant les nuages

Magie

Monsieur Abdoul, tu me déçois,
Il s’agit de poésie,
Monsieur est poète

Abdoul

Mais moi aussi je suis poète mon ange
Comme le charbon que je charrie
Je brûle pour toi
Pour toi je suis incandescent
Viens près de moi réchauffer
Ta peau de lait auprès de mes braises
Tu seras ma voie lactée
Je serai ton soleil…
C’est pas de la poésie ça ?

Magie

Tu ferais mieux d’écouter le poète
J’apprécie tes efforts
Mais je crois que tu as encore des leçons à prendre
Et puis je me demande bien ce que tu caches
Tout à l’heure un cadeau
Maintenant un poème
Toi, tu as quelque chose à te faire pardonner !

Abdoul

Là tu m’a refroidi
Pourquoi verser le lait sur mon feu

Magie

Au lieu de bouillir
Ecoute le poète

Lu Yu

Le matin
Je regarde les gens partir en ville
Le soir
Je les regarde rentrer
Je les compte
Et quand ils sont passés
Je contemple en haut des arbres
S’accrocher les rayons du soleil ;
Souvent j’ai honte de n’avoir rien à faire,
J’écoute le bruit du vent
Ne riez pas !
Je vis à l’aise,
Je n’envie rien aux palais !

Abdoul

C’est un sage !



Lu yu

Quand je suis ivre
Aucun supérieur ne peut me blâmer,
La tristesse du désoeuvrement ne saurait résister
A dix mille boisseaux de vin !
J’ai dilapidé ma fortune pour les faire fermenter !
Pour dessoûler
J’écoute la pluie

Magie

Drôle de sage !
Un ivrogne…

Lu Yu

Combien d’années me reste t-il à vivre ?
Tant qu’on a du vin blanc
On peut s’écrouler ivre
Devant les fleurs du prunier
Qui jonchent le sol ;
Dans cinq cents ans peut-être
Je serai un bon sujet de conversation
L’air de l’automne souffle dans une flûte
A la taverne l’enseigne est hissée
On peut boire à crédit
Qui pourrait deviner que le vieillard oisif
Fait de sa vie une longue ivresse

Abdoul

Le voilà parti !




Magie

On ne saura jamais d’où il vient et comment il est arrivé là ! C’est loin la Chine ! On verra bien dans les années quatre-vingt ce qui se passe, mais c’est loin, je ne suis pas pressée de vieillir! Je préfère le passé à l’avenir.
L’avenir m’effraie, les souvenirs me réconfortent

Abdoul

Et bien ma douce crème brûlée, je t’invite justement à une promenade moelleuse dans le monde des souvenirs…

























Sixième tableau

Abdoul

Sixième tableau mesdames et messieurs, l’histoire édifiante d’Abdoul et Magie et leurs amours pour que l’on s’en souvienne.

Je ne me présente pas
On e connaît déjà.
Je suis né
A la fin des années vingt
A Oran, ville andalouse
Arabe juive et espagnole
D’un père orfèvre et d’une mère,
D’une mère de son métier
Mère de huit enfants.
De mon enfance
Pas grand chose à dire ;
Mon père avait de l’ambition,
Ecole française jusqu’à douze ans:
Nos ancêtres les Gaulois,
Jeanne d’Arc,
Dugesclin
Jules Ferry
Les vaches normandes et les charolaises
Les bienfaits de la colonisation française
Et à l’école coranique
La soumission
Et la résignation.
A douze ans
Je savais aussi mal lire et écrire
En français qu ‘en arabe.
Mes maîtres français étaient méprisants
Mon maître arabe autoritaire et vexant.
A douze ans
J’entrai à l’atelier de mon père
A douze ans
Ce fut bientôt la guerre,
Mon père
pour des raisons
De lui seules connues
Partit à l’armée
Et on ne le revit plus,
Ma mère
Retourna en Kabylie
Avec mes frères et sœurs
Et l’atelier fut repris
Par un oncle paternel
Avec qui je ne me suis jamais entendu.
La guerre finie,
Je signe un contrat
Avec l’OFAMO
Office algérien de la main d’oeuvre
Pour participer à la reconstruction de la mère patrie
Ët me voilà ouvrier du bâtiment à Paris.
Ah, Paris ,
Le métro,
La tour Eiffel
Et mes frères Gaulois !


Les Gaulois !
J’avais l’impression qu’ils ne me voyaient pas,
Pour eux j’étais transparent,
Sauf le chef de chantier
Qui ne parlait pas,
Qui gueulait
Et nous appelait par des petits noms
Que je ne vous répéterai pas !
Mais pour les autres
Dans la rue
Dans le métro
Au café
J’étais transparent
J’habitais dans un meublé
Rue de l’Atlas à Belleville,
Le patron et tous les clients étaient algériens,
Nous étions quatre par chambre,
Cela dura jusqu’aux évènements…
Les évènements !
Comme on disait alors…
J’étais pour l’indépendance bien sûr
Mais je refusais de prendre parti
Entre Messali Hadj
Et Ben Bella.
Alors je dus partir
Je trouvai une chambre chez Poirot,
Auvergnat,
Bistrotier
Vendeur de bois et charbons
Rue Saint-maur,
Spécialiste de la côte de porc
Purée de pois cassés,
Vendeur de l’Humanité
Au métro couronnes
Le samedi matin ;
Je m’aperçus bien vite que pour lui
Je n’étais pas transparent,
D’ailleurs depuis quelques années
J’étais moins transparent,
Et je finissais par regretter
Les années
De totale transparence.
J’aurais bien voulu être transparent
Ce matin où la police a débarqué dans l’hôtel de l’Atlas, quand ils Ont tout fouillé,
Qu’ils nous ont emmené
Au commissariat de La Chapelle
Où nous avons été battus et interrogés
Pendant des heures.
J’aurais voulu être transparent
Souvent
En octobre de l’an dernier
Dans les rues de paris
Et en été
Lorsqu’il me fallait rentrer
Après le couvre-feu pour les musulmans
Pour Poirot je n’étais pas transparent
Mais ce n’était pas la même chose.
Poirot était  « internationaliste et pour l’indépendance des peuples »,
J’étais son algérien,
La justification de son idéal
Et il veillait jalousement sur moi comme sur son enfant…


Magie


Alors là j’interviens. Tonton Poirot avait une nièce et je suis cette nièce. Lorsque Abdoul a eu son accident…


Abdoul


Un accident du travail et ils n’ont pas voulu le reconnaître, alors j’ai perdu mon boulot…


Magie


Lorsque Abdoul a eu son accident Tonton Poirot l’a embauché comme livreur et c’est là qu’on s’est rencontré.


Abdoul


Avant on ne s’était jamais vu, je rentrais tard le soir et j’étais transparent…Avec le charbon, c’est sûr j’étais noir du matin au soir, forcément j’étais devenu moins transparent, et puis un livreur de charbon, même s’il est
Africain du nord
Français musulman d’Algérie
Comme on disait alors
On l’espère
On l’attend
On l’accueille avec chaleur
Puisqu’il apporte
Le feu …


Magie

Moi, depuis les années cinquante, après avoir monté à Paris pour passer un brevet commercial dans une école commerciale pour jeunes filles rue d’Abbeville je tenais une succursale de la maison Maggi lait beurre et fromages comme je l’ai déjà dit rue de Belleville, à deux cents mètres de chez mon oncle chez qui je mangeai le midi.

Abdoul

Et comme je mangeais aussi le midi, pas la côte de porc bien sûr, ça je pouvais pas manger la côte de porc

Magie

Et comme il mangeait aussi le midi, et qu’il était l’employé de tonton Poirot et beau garçon, on a fait table commune

Abdoul

Et puis le dimanche on a fait promenade commune, on allait au cinéma au théâtre de Belleville, au Secrétan-palace et parfois on allait au Cocorico voir des films égyptiens ou bien on se promenait main dans la main aux Buttes-Chaumont et là, je peux vous dire qu’on n’était pas transparents !


Magie

Ça, on nous regardait c’est sûr, mais plus on nous regardait et plus ça me plaisait

Et ce qui devait arriver

Abdoul

Est arrivé dans le petit bois de la Butte Bergère…

Magie

Mais tais toi donc ! Tais-toi !

Tonton Poirot est peut-être internationaliste mais mes vieux parents sont d’une autre époque et loin de Belleville et à La Souterraine dans la Creuse quand on a débarqué…

Abdoul

Alors là je n’étais plus du tout, mais alors plus du tout transparent…et j’aurais bien souhaité l’être…

Ce sont des Gaulois d’Auvergne et eux auraient bien voulu que je sois transparent

Magie

Alors on est rentré à Paris et on a continué comme ça

Abdoul

Je suis son Roméo



Magie

Et je suis ta Juliette

Ah ! Mais ces souvenirs m’ont toute attendrie
Voilà pourquoi je préfère le passé à l’avenir
L’avenir est tant incertain
Surtout avec ce monsieur Abdoul qui court les rues avec sa charrette
Pendant toutes les saintes journées
Quand je reste fixée derrière mon comptoir
A me faire un sang d’encre !

Abdoul

Un sang d’encre
Du lait !
Allons Juliette
Tu sais bien que je ne pense qu’à toi !

Luftmensche

Et voilà pour le conte de fée Bellevillois

C’était l’histoire édifiante d’Abdoul et Magie
Ah ! Belleville est vraiment un lieu étrange
Plein de Magie et plein de surprises
Tous les quartiers de Paris ont leurs monuments
Les monuments de Belleville sont eux bien étonnants
Ce sont des « lanternes » et des « regards »
Belleville regarde et enregistre
Son vrai monument est sa mémoire

Magie

C’est beau ce que vous dites
Mais il y a un monument
Ou plutôt il y a eu
On vient d’achever de le détruire
C’est le théâtre de Belleville

Luftmensche

Vous avez raison Magie
Le théâtre de Belleville
C’est un condensé de mémoire
Un lieu chargé d’histoire

Abdoul

Et on vient de le détruire
Pour en faire un supermarché !

Luftmensche

Et oui, les temps sont durs
Dans la culture
Place au béton
Place au marché
Y’a de l’avenir de ce côté
Et là ça risque de durer
Je vous le dis
Moi qui connais l’avenir !

Théâtre

Alors, parlons encore du passé !

Abdoul

Mais qui êtes-vous ?




Théâtre

Je suis l’esprit du théâtre
Il me semble qu’on m’a évoqué ici
Alors me voici !
Je fais partie de la mémoire de Belleville

Magie

L’esprit du théâtre maintenant

Abdoul

Drôle d’esprit, une femme…

Magie

Hôla ! Monsieur Abdoul, ça vous gêne !
Ce serait bien la première fois qu’une femme vous gêne !
Moi ça me plairait plutôt bien !
C’est sans doute parce qu’il s’agit d’une femme d’esprit !

Luftmensche

Moi ça ne m’étonne pas
Et je suis moi-même un esprit 
Allez, esprit, parle,
Ne te trouble pas

Théâtre

Troublée, je le suis
On le serait pour moins
Ces démolitions vous comprenez
Déjà en 1932 on m’avait défiguré
Ne restait plus que la scène
J’étais devenu le nouveau Belleville
En béton, moi qui suis né en pierres de taille
Et puis maintenant un supermarché
Ça ébranle un peu les fondations
Je vais essayer de rassembler ma mémoire

































Septième tableau


Abdoul

Septième tableau
Le théâtre de Belleville !

Théâtre

Il était une fois
Il y a bien longtemps
A Belleville
Un théâtre
On l’appelait le théâtre de Belleville
Perché au haut de la colline
C’était un vaillant petit théâtre
Enfin pas si petit que ça
Il commença son aventure
En l’an 1828
En ce temps là
Belleville s’appelait encore Belleville
Et pas encore Paris
C’était un théâtre au milieu des vignes et des cabarets
On y jouait
La porteuse de pain
Les deux orphelines
Le Bossu
La tour de Nesles
Les oeuvres d’Eugène Sue
De Dumas père
Et d’auteurs aujourd’hui oubliés
Xavier de montepin
Bernède, Decourcelle
Les acteurs y étaient célèbres
Comme Frédéric Lemaître
Qui commença là sa carrière
Et puis qui là, la termina
Les habitants faisaient la figuration
On les recrutait dans la rue
T’as une bonne tête
Toi tu me plais
Ça te dirait d’ faire le vaudeville
T’es d’accord
Te v’la engagé
Et toute la salle les connaissait
C’était un théâtre populaire
On y venait en famille
On y pleurait au mélodrame
On riait à la comédie
On applaudissait le vaudeville
On interpellait les acteurs
Et tout ça pour quelques francs
A l’avant-scène 2 francs cinquante
Baignoires 1franc cinquante
Orchestre 1franc
Parterre zéro franc soixante-quinze »
Et amphithéâtre zéro franc cinquante

Un jour de 1867
Le théâtre prit feu
Mais c’était un vaillant théâtre
Alors il fut reconstruit
Et on le fit encore plus beau
Avec des guirlandes fleuries
Un lustre à girandoles
Et des ornements variés
Dus à l’artiste Barillé
On y joua les Pirates de la savane
Pour la patrie
L’honneur du peuple
Le tour de France d’un enfant de Paris
Haine de femme
Gémier fondateur du TNP
Fit à Belleville ses débuts
Une revue de Lemonnier
En juillet 1889
Paris-Centenaire
Cent cinquante participants
Puis le vingtième siècle arriva
Et avec lui le cinéma
Les peintures s’écaillèrent
Les murs se fissurèrent
Les faux marbres craquelèrent
Le public se dispersa
L’argent manqua
Et un beau jour de 1932
La démolition commença
Et ce fut le Nouveau Belleville
Un théâtre de variétés
En 39 nouveau nom
On l’appela le théâtre cinéma Belleville
Dans les années cinquante
On y joua quelques opéras
Mais le cœur n’y était pas
Voilà
Mon histoire finit là
Il ne restait plus que la scène
Mais les bulldozers sont venus
Ce n’est plus qu’un tas de gravats

Magie

C’est vraiment une triste histoire
Je crois bien que je vais pleurer

Abdoul

Ne pleure pas ma Magie
L’histoire n’est pas finie
Puisqu’il reste l’esprit du théâtre

Théâtre

Je crois qu’Abdoul a tout compris
Je rôde dans tout Belleville
Rue Melingue
Rue Taillade
Rue Frédéric Lemaître
Rue de Pixérécourt
Dans les bistrots
Sur les marchés
Sur les trottoirs de Belleville
Dans les squares
Je rôde
Je suis toujours là

Elle sort




















huitième tableau

Abdoul

Et maintenant en place pour le huitième tableau

(Abdoul et Magie vont s’asseoir avec le public)

Premier sbire

Asseyez-vous mesdames et messieurs, il y a de la place pour tout le monde, il y a encore des places au premier rang, la concertation va commencer, monsieur le maire va bientôt arriver.

Deuxième sbire

Asseyez-vous, personne ne doit rester debout

Premier sbire

Vous pourrez poser vos questions à monsieur le maire mais chacun son tour et une question à la fois

Deuxième sbire

Monsieur le maire va bientôt arriver

Premier sbire

Monsieur le maire !

Deuxième sbire

Monsieur le maire !


Le maire

La séance de concertation légale va commencer, vous avez tous pu prendre connaissance des projets de réhabilitation du Bas Belleville, je tenterai donc de répondre à toutes vos questions, dans la mesure bien sûr où elles resteront dans les limites de la courtoisie. Je vois d’ailleurs ici beaucoup de têtes connues, j’espère que tout le monde aura droit à la parole…car nous devons impérativement rendre la salle dans deux heures, alors ne soyez pas trop longs dans vos interventions. Vous savez tous que je suis ouvert à toutes les suggestions, bien entendu lorsqu’elles restent
raisonnables, je n’ai, chacun sait qu’un objectif : l’intérêt des habitants du quartier. Alors je vous écoute.

Premier sbire

Qui veut poser une question à monsieur le maire ?

Le maire

Ah ! Non, encore vous monsieur, laissez la parole au public, vous n’allez pas faire encore une intervention au nom de votre association, on connaît vos arguments, vous avez déjà eu l’occasion de les développer, on est là pour entendre les habitants de Belleville et pas les militants professionnels qui dénigrent systématiquement tout ce qui est entrepris par la municipalité dans l’intérêt de la population.

Une voix

Dans l’intérêt des promoteurs !



Une voix

Et les habitants, que vont-ils devenir !

Applaudissements

Deuxième sbire

(Il parle dans l’oreille du maire)
Bzzzzzzz…..

Le maire

Ah ! Je regrette…je suis désolé…on m’apprend à l’instant…une alerte à la bombe…il faut évacuer la salle…la séance est levée !

Il sort

Premier sbire

Vous avez entendu monsieur le maire, alerte à la bombe, évacuez, allons évacuez

Deuxième sbire

La concertation est terminée, il faut évacuer immédiatement.., immédiatement !
Tout le monde dehors !
Alerte à la bombe !

Premier et deuxième sbire rejoints par tous les comédiens 

La concertation est terminée, il faut évacuer, allons, évacuez la salle ! Vite ! vite !
Magie


Attendez ! Attendez ! Ne partez pas, ce n’est pas fini !


Abdoul


Non, non, ne partez pas notre revue n’est pas finie
Vous ne pensez quand même pas que ça va se finir comme ça !


Magie


Dans la tragédie !


Abdoul


Belleville en a vu d’autres !


Magie


Et en verra d’autres !


Abdoul


De bons et de mauvais moments


Magie


Mais on ne va pas terminer sur un mauvais moment
Chassons le de la mémoire


Abdoul


Non, non il fait partie de la mémoire






Luftmensche


Abdoul a raison Belleville a survécu
A ses bouleversements
Ses destructions
Ses constructions
Ses réhabilitations


Belleville
Ses rues
Ses ruelles
Ses cours et ses impasses
Ses restaurants
Ses cafés populaires et ses cafés branchés
Ses marchés
Son parc
Ses squares
Ses théâtres
Ses commerçants
Ses artisans
Ses artistes
Et tous ses habitants


Magie


Alors ça continue


Abdoul


Bien sûr ça continue






Magie


Bon, avec tout ça l’avenir
Je m’en doutais
Ne m’a pas appris la seule chose
Que je désirerais connaître
N’est-ce pas mon Abdoul ?


Abdoul


Et quoi donc mon flocon de neige ?


Magie


Mais nous !
Nous bien sûr !
Qu’allons-nous devenir
Comment vieillirons-nous ?
Vieillirons-nous ensemble ?


Abdoul


Tu veux connaître l’avenir maintenant ?


Magie


Non, non !
Décidément non !
Je préfère le présent
L’avenir viendra bien assez tôt !
C’est au public de continuer
Le voyage si il veut
Nous on est fatigué
On va se reposer
Viens Abdoul
Ma braise
Mon tison
Mon grillon du foyer
Mon…




Abdoul


J’arrive…ma blanche colombe
Ma voie lactée
Ma baklawa
Mais auparavant
Il me faut prononcer
Quelques remerciements


Merci à la grisette
Chansonnière des rues de Paris
Merci à Maxime Lisbonne
Dramaturge méconnu
Merci au roi-griot
Acrobate des mots
Au poète Luyu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
A Pil et Poul
Duettistes insatiables
A l’esprit du théâtre
Qui a bien voulu s’inviter
Sur ce grand théâtre
Notre Belleville


Magie


Merci aussi au Djinn
C’est un formidable metteur en scène
Merci au luftmensche
Notre coryphée inspiré


Luftmensche


Merci à Magie notre commère
Et Abdoul son compère !




















fin

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