
O
Belleville !
Revue
à jouer dans les murs et hors les murs !
Du
frisson et des larmes avec les fantômes de Belleville !
Et
pour mener la Revue :
Madame
Magie,
laitière-crémière rue du Faubourg du Temple,
Abdoul
livreur de bois et charbons, employé de la maison Poirot rue
Saint-Maur.
Avec
la participation exceptionnelle du Génie
de la lampe, du Luftmensche
et de nombreux personnages plus ou moins historiques.
Ouverture
Abdoul
Ah !
Magie, ma toute belle, ma crème, ma source de volupté, mon lait
pasteurisé, ma candeur, mon innocence, mon tout et mon rien, ma
moitié et mon contraire, je viens à toi, noir vers ta blancheur, et
harassé de ma rude journée, fatigué de porter et livrer bois et
charbons à tous les étages dans des immeubles qui ignorent les
commodités de la modernité.
Magie
Ah !
Mon noiraud, mon petit boulet de charbon, ma flamme, mon brûlot, ma
braise incandescente, viens vers moi te désaltérer, je serai tes
mamelles d’abondance, viens vers moi te blottir comme un hameau
perdu au pied d’une montagne.
Abdoul
Ah
Magie ! Comme tu sais trouver les mots qu’il faut et les
gestes ! Je t’ai porté un cadeau !
Magie
Ah
Abdoul !
Comme
tu es attentionné et charmant ! Mais le public est là qui
regarde et attend, nous devons lui dire deux mots.
Au
public
Le
spectacle que vous allez voir se déroule, tout du moins pour ce qui
nous concerne en 1962. Comme vous l’avez compris nous sommes à
Belleville en pleine effervescence : l’on détruit et l’on
reconstruit, c’est le grand bouleversement. De gaulle est au
pouvoir, la guerre d’Algérie vient de se terminer et comme on dit
« quand le bâtiment va, tout va » . Je n’en suis pas
si sûre.
Je
ne vous présente pas Belleville, il ou elle, je ne sais quel est son
sexe, je ne sais, tantôt violence et hargne, tantôt séduction et
douceur, tendre ou désespéré, il ou elle se découvrira à vous au
cours de notre revue pleine de rebondissements, de larmes et de sang,
d’amour et de haine, de déceptions et d’espoirs, de vérité et
de d’extravagance et surtout d’histoire, de passé et d’avenir !
Madame
Magie on me nomme, je suis laitière-crémière rue du Faubourg du
Temple, du matin au soir, de ma mesure de cinquante centilitres,
j’emplis pots et bouteilles, je verse le blanc liquide, je suis la
mère universelle et connaît tout le monde car tous, petits et
grands, enfants et vieillards, viennent à moi.
Abdoul
On
me nomme Blanchette mais mon nom est Abdoul, c’est mon surnom, moi
qui suis tout couvert de poussière de charbon ; Tous les jours
et surtout l’hiver quand il fait froid, mais l’été aussi car à
Belleville on cuisine au bois ou au charbon, j’arpente rues et
ruelles, passages et impasses, visite appartements et soupentes je
suis la chaleur et la vie, je suis le feu, je suis la joie, elle est
le ying, je suis le yang à moins que ce ne soit le contraire, car
comme vous allez le voir, tout se mélange, tout se confond dans ce
grand creuset qu’est l’histoire, l’histoire de notre
Belleville.
Magie
Et
le cadeau ?
Abdoul
Le
cadeau, le voilà !
Magie
C’est
quoi, un pot à lait, un pot de crème, un pot à yaourt ?
Abdoul
C’est
une lampe je crois, comme on en faisait chez-nous, une lampe à
huile. Je l’ai trouvé dans la pierraille impasse des fours à
chaux, là où on a tout cassé, là où habitait mon cousin, celui
qu’est à Sarcelles maintenant.
Magie
Une
lampe et qu’est-ce que je vais faire d’une lampe à huile ?
Et
pourquoi un cadeau ?
As-tu
quelque chose à te faire pardonner
Toi,
tu as une idée derrière la tête
Abdoul
Mais
non ma toute belle
Ma
tourterelle
Malgré
la poussière de charbon
Je
suis innocent
Comme
un enfant
Prend
cette lampe
Chez
moi on les vend, à Oran
Les
Français aimaient bien les lampes à huile, alors je me suis dit que
ça pourrait être un cadeau.
Magie
Hum !
Hum !
Mais
bien sûr c’est un cadeau, je vais le mettre dans la vitrine ça
fera riche, mais faut d’abord le nettoyer, le cuivre faut le
frotter
Le
génie
Ordonne
ô ma maîtresse et tu seras obéie !
Magie
Qu’est-ce
que c’est que ça ?
Le
génie
Ordonne
ô ma maîtresse et tu seras obéie
Abdoul
Alors
ça je sais ce que c’est, ça vient du pays, c’est un djinn, un
génie quoi !
Le
génie
Ordonne
ô ma maîtresse et tu seras obéie
Magie
T’es
sur que c’est un génie parce que question conversation
Le
génie
Ordonne
ô ma maîtresse et tu seras obéie
Abdoul
Je
sais ce que c’est, c’est comme dans Aladin ; je crois qu’il
faut que tu fasses un vœu.
Magie
Un
vœu …je sais pas…je voudrais bien que tout redevienne comme
avant, avant qu’on fasse des trous partout…j’aimerai redevenir
jeune comme lorsqu’on s’est vu pour la première fois, je
souhaiterais revenir en arrière…
Le
génie
Commande
tout ce que tu veux de moi je suis ton serviteur car je suis le
serviteur de celui qui a la lampe entre les mains !
Ouais,
tout ça c’est pas clair vous voulez revoir le passé quoi ?
Magie
C’est
ça
Le
génie
(à Abdoul)
Et
vous, vous ne voulez rien pendant que j’y suis, des siècles que je
suis enfermé, à l’étroit là dedans,et c’est sombre, je vous
dis pas, alors aujourd’hui c’est mon jour de bonté : c’est
deux vœux pour le prix d’un seul !
Commande
tout ce que tu veux de moi je suis ton serviteur car je suis le
serviteur de celui qui a la lampe entre les mains !
Abdoul
Alors
moi c’est l’avenir qui m’intéresse
Le
génie
Oreille
attentive et bon vouloir ! Passé, présent, avenir que tout se
mêle et s’entremêle, que le temps se brouille et se débrouille !
Magie
Evidemment
si je commande le passé
Toi
tu veux connaître l’avenir
Je
me demande bien ce que cela peut cacher !
Abdoul
Mais
rien mon aimée
Ma
colombe
Rien
Simple
curiosité
Magie
Hum !
Hum !
Premier
tableau
Abdoul :
Premier
tableau : la grisette du faubourg
Magie
Vous
désirez quelque chose, je vous connais ? Vous êtes nouvelle
dans le quartier ? il me semble que je vous ai vu quelque
part…vous êtes la fille Bourdeau…ou la grande soeur du petit
Pierre qu’était en sanatorium ?
Abdoul
Ce
petit nez mutin et ce menton pointu ça me dit quelque chose, mais
quoi ?
Magie
(soupçonneuse)
Ah,
tient ! Oui, quoi ?
Abdoul
Mais
toi ma gazelle, ma corne de gazelle, ma corne d’abondance, c’est
à toi que je pense
Je
ne pense qu’à toi !
Lisette
Je
vous dérange pas trop, il faut me le dire si je vous dérange.
Depuis que j’attends ce moment, c’est que j’en ai des choses à
dire depuis qu’on m’a figée dans la pierre .
Lisette
on m’appelle,
on
nous appelle toujours Lisette,
même
si je me nomme Ninon ou Lison,
Lisette
c’est mon prénom
comme
dans une chanson ;
je
suis la grisette du Faubourg,
celle
devant qui
l’on
passe
et
repasse sans la voir
et
j’en avais assez de servir de perchoir
aux
pigeons
et
de faire la conversation
avec
Frédéric Lemaître,
la
face de pierre en face.
Quel
faiseur celui-là, il me semble que je pourrai vous réciter en
entier l’auberge des Adrets ;
faut
dire
j’ai
toujours rêvé de faire du théâtre,
c’est
pt’être à force de les fréquenter.
Moi
ma partie c’était les fleurs,
alors
forcément le soir
sur
le boulevard,
c’est
là qu’était ma clientèle…
et
du beau monde, je vous dis pas,
fiacres,
chapeaux, redingotes,
fourrures,
bijoux…
à
l’entrée des théâtres
à
la sortie,
aux
entractes,
j’étais
toujours là,
mais
en tout bien tout honneur,
hein,
pour les fleurs,
faudrait
pas voir à confondre
et
croire à tout ce qu’on raconte ;
faudrait
voir à pas confondre
grisette
et lorette,
c’est
pas le même métier
et
c’est pas le même quartier.
J’dis
pas que quelquefois,
dans
ce métier
on
fait des rencontres,
des
étudiants,
de
jeunes bourgeois
bien
mis, bien faits,
c’est
pas ça qui me dégoûte ;
Alors
évidemment
s’il
m’emmène au restaurant,
s’il
est pressant,
s’il
est aimant,
je
lui fais visiter ma chambrette.
Mais
attention
c’est
pas comme on dit,
le
cinquième quart d’heure
c’est
pas systématique.
Faut
qu’il me mette en appétit,
qu’il
me fasse des cadeaux,
des
gants en chevreau,
ou
un châle tient,
c’est
à la mode
et
j’en fais collection,
s’il
m’offre un châle
l’est
dans mon lit.
Mais
attention
c’est
pas comme on dit,
en
tout bien tout honneur,
hein !
on peut rêver quand même ;
pour
tout vous dire
je
cherche un mari,
qu’il
soit agréable,
plaisant
à regarder,
qu’il
ait de la fortune
et
fasse de moi une dame,
j’ai
pas trouvé
mais
c’est pas faute de chercher.
Pour
la moment je me plains pas,
j’suis
une femme entretenue,
mais
l’est marié !
C’est
un artiste,
l’est
gentil,
l’est
attentionné
et
même qu’il m’a logé
à
la campagne, à Charonne,
dans
une folie comme y dit,
une
folie pour moi
qu’est
née à la ferme.
A
Charonne vous pensez,
alors
j’sais pas pourquoi
l’autre
artiste, le sculpteur,
il
m’a planté là
sur
l’Faubourg .
Va
falloir qu’j’y retourne
à
Charonne, dans ma folie.
Magie
Et
bien ma pauvre si tu retournes à Charonne tu trouveras que c’est
bien changé ! Mais dis moi, ce que tu racontes là, c’est pas
bien moral quand même, faut qu’on pense au public qui est là pour
s’édifier, faut qu’on sauve la moralité !
A
Abdoul
Quant
à toi j’aimerais que tu changes d’expression
Non,
mais ce regard
On
dirait que tu as vu la vierge
Et
en fait de vierge
Elle
n’a rien d’une sainte nitouche !
Lisette
C’est
pas qu’jai pas d’moralité, au contraire,
j’vais
à la messe tous les dimanche,
là
aussi y’a d’beaux jeunes hommes à rencontrer…
C’est
pas qu’j’ai pas d’moralité
mais
quand t’as connu la misère,
là
faut que j’parle de mon père
l’est
limousin en vérité,
et
quand la ferme a brûlé,
rapport
à l’été
qu’était
chaud cette année
c’est
à paris qu’il est monté
pour
travailler sur la chaussée
j’étais
bien jeunette en ce temps,
j’avais
au plus sept ou huit ans,
à
la fontaine du roi on s’est logé,
près
de la barrière
et
c’est à Paris qu’jai poussée,
et
j’ai grandi sur le pavé.
Non
mais là j’arrête, on croirait une chanson,
si
ça continue je vais parler en vers.
Que
voulez-vous c’est l’époque,
aujourd’hui
on adore pleurer,
c’est
la langueur comme on dit,
on
se consume, le mal du siècle.
Moi,
c’est au théâtre que j’vais pleurer,
c’que
j’aime le théâtre où l’on pleure !
Remarquez,
on passe pas notre temps à pleurer, on a aussi nos colères :
j’ai
faim
c’est
bien
mange
ton poing
gard
l’autre pour demain
c’est
mon refrain !
à
l’enterrement du brave général Lamarque
bien
sûr on portait pas les armes
paraît
qu’ça se fait pas pour une dame
mais
j’étais pas la dernière à crier sur la barricade
Luftmensche
Alors
là j’interviens, je suis l’homme léger, celui qui passe et
qu’on ne remarque pas, je plane là-haut et je vois tout… je suis
détaché… je suis l’esprit qui toujours rit… je brasse le
temps et l’espace comme dirait mon cousin Einstein, je suis le
maître du jeu, le jongleur de mots, l’acrobate du verbe, qui a dit
barricade ?
Dans
la famille barricade je voudrais le père, le fils et le grand-père
Lisbonne
Me
voilà
Abdoul
Le
fils, le père et le grand-père ?
Lisbonne
C’est
moi ! Maxime Lisbonne !
Magie
Comprends
pas
Lisbonne
J’explique,
mais d’abord j’ai soif !
Deuxième
tableau
Abdoul
Deuxième
tableau : maxime Lisbonne !
Magie
Entier,
écrémé, demi écrémé, pasteurisé, frais ?
Lisbonne
Il
y a longtemps que j’ai passé l’âge, on est où là ? A la
goutte de lait de Belleville ? Je boirais bien un petit canon,
vous n’avez pas en magasin ?
Magie
Mais
peut-être parmi nos spectateurs ? Un petit verre pour monsieur
Lisbonne…
Lisbonne
Pas
de monsieur entre nous, citoyen. A la sociale et à la mémoire des
camarades !
Allons
enfants de la Courtille
Le
jour de boire est arrivé
C’est
pour nous que le boudin grille
C’est
pour nous qu’on l’a conservé !
Encore
un autre verre
Abdoul
Cette
chanson, là, c’est pas très révolutionnaire
Lisbonne
Vous
n’y connaissez rien citoyen… citoyen ?
Abdoul
Abdoul,
mais on m’appelle Blanchette
Lisbonne
Algérien ?
Abdoul
Non,
enfin si, enfin ... c’est curieux que vous ayez dit ça,
moi-même je n’ai pas l’habitude, algérien, c’est tout
nouveau, ça date de quelques mois, avant on disait musulmans
d’Algérie…ou rebelles ou terroristes…mais algérien, vous êtes
un précurseur vous !
Lisbonne
J’espère…écoute
mon ptit gars, moi je suis pour la sociale, la république
universelle du père Hugo, pas celle des bourgeois. Après la semaine
sanglante j’ai été déporté, la nouvelle Calédonie, le bagne,
et bien là avec Louise, Louise Michel, j’ai fondé le théâtre
des déportés, pas un théâtre pour les bourgeois, avec ses
décors, ses perruques, ses paillettes, mais un théâtre pour les
canaques avec des coquillages, des bambous, et de la musique canaque.
Vive la république canaque, vive la république sociale et
universelle !
Moi
je suis comédien, auteur, saltimbanque depuis toujours, ancien
directeur des folies saint-Antoine, ancien directeur des Bouffes du
Nord. Je suis pour le vrai théâtre, un théâtre honnête avec des
auteurs qui n’auront pas à leur actif une histoire infâme de la
commune et qui n’auront pas comme Dumas fils craché au visage des
vaincus et cravaché les femmes !
J’ai
été, censuré, on a interdit ma pièce : la famille Lebrenn,
parler des déportés de 48 c’était trop brûlant en 83 !
Je m’en fous, je suis pour le théâtre permanent, le théâtre de
la rue ; on m’interdit au théâtre qu’on vienne m’interdire
au cabaret : à la taverne du bagne et des ratapoils, rue de
Belleville je suis chez moi, je fais pas des tragédies en cinq actes
mais des tableaux vivants, le ferrement des condamnés, le programme
des communards, on peut pas m’interdire, j’écris pas,
j’improvise ! Enfin j’écris pas : En joue, feu !
aux Folies Rambuteau c’est de moi ! La mort de Delescluze à
la Taverne des Frites révolutionnaires, c’est de moi…ils ont
voulu m’interdire, ils n’ont pas pu, un tableau c’est pas une
pièce, c’était pas prévu par la loi !
Je
parle trop j’ai soif, envoyez moi un boulet de bagnard !
Magie
Un
quoi ?
Lisbonne
Un
boulet ! un bock, une bière quoi !
A
la santé de Delescluzes, de Clément, de Varlin, de Frankel, Malon,
de Louise Michel, Elisabeth Dimitrieff, Wroblewsky, Frankel,
Matuszewski, Landovski, Czanowski, Lodoïska Caveska, Giuseppe
Carrisi, Pier Luigi Savio ; Amilcare Cipriani, Menoti Garibaldi,
Paolo Tibaldi, François Zingé…
Magie
Des
étrangers ?
Lisbonne
Des
réfugiés, des combattants, des citoyens de la commune
Abdoul
Il
n’y avait pas d’Algériens ?
Lisbonne
Y’avait
aussi des Algériens, y’en avait aussi en Nouvelle Calédonie, des
camarades, les révoltés de la commune de Kabylie !
Tout
ça n’empêche pas Nicolas
Qu’la
Commune n’est pas morte
(bis)
je
mangerais bien un petit morceau
Ne
vois-tu pas dans la cuisine
Rôtir
les dindons les gigots
Ma
foi nous serions bien nigauds
Si
nous leur faisions triste mine !
(Il
sort)
Magie
Ça
c’est un personnage !
Abdoul
Un
grand acteur et un auteur…
Et
oui, quand on a respiré cet air là…
1871
c’est le crû du siècle, du millénaire…
Luftmensche
Il
a raison
Y’a
des qualité d’air
Qui
diffèrent
Je
parle en connaisseur
Une
odeur de poudre c’est certain
Mais
un souffle de liberté
En
ce début de millénaire
Ça
sent plutôt la poussière
Le
grand Cissé
On
m’a appelé ?
Abdoul
Salut
citoyen !
Cissé
Citoyen,
ça c’est nouveau…
Abdoul
C’est
à cause de…le gars qui vient de sortir…ça fait rien…citoyen
c’est bien !
Troisième
tableau
Magie
Troisième
tableau, mesdames et messieurs : le grand Cissé
Cissé
Moi,
je suis le roi
C’est
pourquoi vous me voyez
Dans
la rue des couronnes
J’habite
à la fontaine au roi
Dans
un palais
De
la SONACOTRA
Je
suis arrivé là
Comme
citoyen en effet
De
la Communauté française
La
communauté
Le
mot est gai !
Me
voilà employé
De
la municipalité
Le
balai à la main
A
chaque coup que je donne
La
poussière se soulève
Etincelle
au soleil
C’est
la mémoire que je réveille
Magie
Vous
êtes poète ?
Cissé
(à
chaque cri : Hé yo, correspond un coup de balai)
Je
suis griot et roi
Hé
yo ! Je suis le grand Cissé
Kaya
Maghan Cissé
Roi
de l’or
Du
clan Cissé
Roi
de l’Aouker
Du
Djenné
Du
Tekrour et du Baoulé
Des
mines d’or du Galam
Ma
puissance est invincible
Et
mes chevaux attachés
A
des blocs d’or massif
Plus
nombreux
Que
mes cheveux
Hé
yo ! Je suis Soumangourou Kanté
Tounka
du Sosso
Du
Sonrhay
Maître
de la route des chars
Hé
yo ! je suis Soundjata
Vainqueur
de Soumangourou Kanté
Du
Galam
Du
bambouk
Et
du Bouré-Mali
Maître
des pouvoirs magiques
Celui
qui est honoré
Aux
rochers de Koulikoro
Et
dont la tombe est vénérée
A
Balandougou aujourd’hui
Hé
yo ! je suis Abou Bakari
Roi
et empereur du Mali
Deux
cent pirogues j’ai armées
Selon
Al Amori
Et
j’ai découvert l’Amérique
En
l’an mille trois cent et dix
Hé
yo ! je suis Kankan Moussa
Le
fastueux, le merveilleux
Et
lors de mon voyage au Caire
Tant
d’or j’ai dépensé
Que
le dinar s’est effondré
J’ai
conquis le royaume de Gao
Fondé
Tombouctou
A
moi l’or du Djenné
Et
le cuivre de Takkeda
Hé
yo ! je suis Soni Ali
Ali
Ber
Maitre
du Gao
De
Mopti et Oualata
De
Kano
Et
l’or de Bito
Et
surtout grand initié
Hé
yo ! je suis Mohamed Touré
Askia
le grand
Général
et roi
Des
Sarakolés
Empereur
du Sonrhay
Rénovateur
de l’islam
Protecteur
des lettrés
Inspirateur
des lois
Edificateur
de la mosquée Sankoré
Dispensateur
de la foi
Détenteur
de l’or du Mali
De
la kola du Djenné
Et
des salines de Teggaza
Je
suis le Roi des Rois !
Hé
yo ! Je suis kaladian Koulibali
Roi
du Ségou
Conquérant
de la Macina
Et
du royaume de Kaarta
Administrateur
des soixante provinces
J’ai
fait de mon empire un jardin
Hé
yo !l’orage est venu
La
tempête
Les
heures sombres sont venues
Du
nord et de l’océan
Les
royaumes sont divisés
Les
peuples dispersés
Asservis
Soumis
Vendus
Revendus
Achetés
Déportés
Colonisés
Civilisés
Mobilisés
Démobilisés
Administrés
Enrégimentés
Indépendantéisés
Néo-indépendantéisés
Coopérés
Hé
yo !
Encore
un coup de balai
Il
en faut des coups de balai
Pour
nettoyer le mémoire
Pour
réparer la mémoire
Hé
yo !
Les
yeux qui voient ont vu
Les
oreilles qui entendent ont entendu
Réponds-moi
Réponds-moi
Que
ma santé se délie, se libère
Que
mes biens se délient, se libèrent
Que
mes jours se délient, se libèrent
Que
mes enfants se délient, se libèrent
Que
se délie, se libère tout ce que j’aime en ce monde
Nuit
de soucis, espoirs,
Nuits
de soucis, espoirs
Hé
yo ! Jeune fille de Belleville, même si tu n’offres rien,
Ta
beauté pour moi est présent qui me comble,
Jeune
fille de Belleville, souris, ris pour moi !
Jiwo
Belleville moosu jalanaa mi !
Magie
Vous
devez avoir soif, un verre de lait ?
Cissé
Je
veux bien
Ça
me rappellera ma jeunesse, quand je gardais le troupeau de mon père,
soixante têtes…
Magie
Et
qu’est-ce qui s’est passé ?
Cissé
Fils
de chef, l’école des pères, la guerre, enrôlé, mobilisé,
Marseille, démobilisé, Bordeaux, Paris, remobilisé, Strasbourg,
puis encore Paris, une chambre meublée rue de Maux partagée avec un
cousin, et me voilà balayeur et fonctionnaire. Les vaches, c’est
loin.
Abdoul
Il
y a quelques années, il y avait encore un troupeau de chèvres à
Belleville avec un chevrier qui jouait de la clarinette, il emmenait
son troupeau sur la Butte Bergère, le plateau comme on dit dans le
quartier ou la butte rouge c’est pareil. La butte Bergère c’est
bien trouvé non, Il y a encore un petit bois, le dernier bois
sauvage de Paris. Tu te souviens Magie le petit bois ?
Magie
Veux-tu
te taire, coquin, voyou !
Cissé
Mes
vaches au flanc tacheté de blanc, les voici !
Mes
vaches au pelage froment sombre, les voici !
Mes
vaches soyeuses à mufle blanc, les voici !
Mes
vaches roux antilope, les voici !
Mes
vaches rousses grosses et belles, les voici !
Mes
vaches tachetées de roux, les voici !
Mes
vaches tachetées de blanc, les voici !
Mes
vaches roux nuit, les voici !
Mes
vaches c’est la roche du chemin
Que
l’eau ne peut pas entraîner
Que
le vent venu ne peut pas entraîner
Mes
vaches aux fleuves se rivent
Elles
m’attachent, me détachent
Elles
m’enferment, elles m’oppressent
Elles
vont en aval, je vais en aval
Elles
vont en amont, je vais en amont,
Je
les appelle, elles m’appellent,
Fatakoun !
matakoun ! diatakoun !katab !
Kouboukou !oukaba !kaba !
(il
sort)
Quatrième
tableau
Abdoul
Quatrième
tableau !
Cher
public, je ne sais pas ce qu’il y aura dans le quatrième tableau,
ce djinn est vraiment très puissant et…
Un
spectateur
Sortez-le !
Abdoul
Répète !
Spectateur
Sortez-le !
Abdoul
Viens
ici si tu l’oses !
Magie
On
se calme, on se calme !
Spectateur
La
suite ! La suite !
Luftmensche
J’arrive
à temps je crois
Magie
C’est
quoi la suite ?
Luftmensche
Le
vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise, une sorte de confrère
quoi !
Magie
Quatrième
tableau, le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise !
Pil
Non,
non arrêtez !
Ecoutez-moi !
Il
l’a eu !
Ecoutez-moi !
Ils
l’ont eu !
Poul
Qui,
quoi !
Mais
quoi, explique-toi !
Pil
Schalom!
Il l’a fait…tout à l’heure ! Ils l’ont arrêté, il
s’est laissé faire ! Il a tué Petlioura…, dans la rue, à
la sortie de son hôtel, depuis des années il le suivait, Petlioura,
le grand ataman des cosaques d’Ukraine…ce chien d’assassin…ce
bourreau ;;;ce massacreur…la police fouille
l’horlogerie…Schalom, il est arrêté !
Poul
Il
est mort ?
Pil
Mort,
mort…Petlioura, l’ataman des cosaques, il est mort… bien mort
et Schalom Schwarzbard il est vivant…il est arrêté.
Poul
C’est
bien…c’est bien,
Non
c’est pas bien…
Oye !
Oye !c’est pas bon pour nous ça…c’est un grand malheur !
Un grand malheur !
Pil
Comment
c’est pas bon ? Comment c’est un grand malheur ! Les
pogromes d’Ukraine, de Biélorussie, les cosaques, les blancs,
c’est bon pour nous ça, hein, c’est bon pour les Juifs, c’est
pas un malheur ça ?
Poul
Je
veux dire, on est à Paris, on est tranquille… pour le moment…on
est tranquille, on n’a pas intérêt à se faire remarquer, moi je
travaille, j’ai une clientèle, une famille, je fais mes
chaussures, tranquille ! On est tranquille !
Je
ne veux pas d’histoires…Oye !Oye !C’est un grand
malheur ! Un grand malheur !
Pil
C’est
en restant tranquille que t’auras des histoires ! Schalom
Schwartzbard il a raison ; lui et ses copains du freier gedank,
non, c’est pas des types tranquilles !
Mais
dans ce monde, on peut pas être tranquille, il faut pas être
tranquille, si t’es tranquille t’es foutu…tranquille, mais
comment peut-on être tranquille quand des Petlioura se
promènent tranquillement?
Poul
Mais
justement, je te dis que je ne suis pas tranquille ! A cause de
Schalom, je ne suis plus tranquille ! Comment pourrais-je être
tranquille maintenant?
Pil
Alors
tu me tranquillises là, j’avais peur que tu regrettes ta
tranquillité !
Il
a raison Schalom,
depuis
toujours il a raison !
Il
faut se battre !
En
1905 en Russie il s’est battu,
Et
il avait raison
Contre
le tzar il s’est battu
Et
il avait raison ;
En
Bessarabie contre les cosaques il s’est battu
Et
il avait raison
En
1914 en France il s’est battu
pour
la terre de liberté il disait,
il
s’est battu
je
ne sais pas s’il avait raison
En
1917 à Odessa il s’est battu
contre
les blancs
et
il avait raison
contre
les Autrichiens et les Hongrois
et
il avait raison
contre
les bolchéviques
avec
l’armée insurgée d’Ukraine
il
s’est battu
et
il avait peut-être ses raisonsLes cosaques de Petlioura ont tué toute sa famille, quatorze personnes,
et il s’est encore battu.
Pendant sept ans il a attendu,
il a cherché,
il a fouillé,
pisté,
enquêté
il a attendu
attendu
patiemment,
tranquillement
à
Budapest,
à
Varsovie
à
Zurich,
puis
à Paris
Petlioura
y était réfugié avec les membres du gouvernement nationaliste en
exil,
il
a retrouvé sa trace,
et
là,
calmement
il
l’a abattu !
Tu
crois que son temps il l’a perdu ?
Tu
crois qu’il aurait mieux fait de se contenter de fabriquer des
montres ?
Les
montres, elles lui ont surtout enseigné la patience
elles
lui ont appris à attendre,
à
prendre son temps
à
voir venir
et
le moment venu…
Poul
Tu
parles bien Pil, mais enfin ce Schalom, c’est un terroriste, un
anarchiste, un…et puis il s’est battu contre le bolchéviques, et
les bolchéviques partout, en Russie, en Ukraine ils nous protègent,
les juifs ils ont été les premiers pour la Révolution, ça les
bolchéviques ils le savent…les gens du bund, ils sont avec les
bolchéviques. Je fais pas de politique, mais je sais ça !
Aye !aye !la politique ça n’apporte rien de bon, mais
quand même…
Ton
Schalom, c’est un anarchiste, je comprends rien à ce qu’ils ont
fait en Ukraine les anarchistes.
Et
puis maintenant à Paris…bien sûr cet Ataman, je dis pas, je
regrette pas…
Mais…
on est à Paris maintenant…et à Paris on est tranquille…c’est
la France, c’est pas l’Ukraine…et puis tu sais on peut pas
soigner le mal par le mal, le talmud dit : pourquoi fait-on le
mal, parce qu’on est certain de faire du bien…alors faut pas trop
chercher à faire le bien…
Pil
Tss !tss !
Les Bolchéviques ils nous protègent…
Pour
le moment ils nous protègent,
J’ai
pas confiance dans les bolchéviques.
Schalom
c’est un anarchiste, c’est vrai…
N’empêche
qu’il a tué le grand Ataman de l’Ukraine, c’est un héros
maintenant Schalom
Et
puis comme tu dis
On
est en France, à Paris
Rien
ne pourra nous arriver
Allons,
je m’en vais,
On
ne sera jamais d’accord…
On
se revoit après le shabbat !
On
en reparlera !
Shabbat
schalom !
Poul
Shabat
schalom !
(ils
sortent, côté cour et côté jardin…)
Luftmensche
Un
héros c’est exact !
Défendu
par maître Torrès, Schwarzbard va finalement être acquitté après
un large mouvement d’opinion international.
Mais
Pauvre
Pil
Pauvre
Poul
S’ils
savaient ce que je sais
Mais
on ne peut refaire l’histoire
Qu’ils
profitent quelques années du temps
Qui
leur est préservé
Avant
que le souffle pestilentiel de la bête
Les
emporte
Loin
de leur schtetle
Leur
village de Belleville
Qui
n’y est pour rien
Magie
Et
bien cher public, ce spectacle est plein d’imprévu
Passons
donc au tableau suivant
Comme
on vous là annoncé tout à l’heure
Le
tableau suivant s’intitule…
A
toi Abdoul
cinquième
tableau
Abdoul
Je
peux y aller maintenant ?
Alors
cinquième tableau, le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise,
c’est bon cette fois ?
Luftmensche
Mais
je le connais ce vieil, homme, le matin il est dans le square en haut
de la rue Jean-Pierre Timbaud, il fait une sorte de gymnastique, le
soir il est encore là et parfois tard la nuit ! Qu’il pleuve
ou qu’il neige, il est toujours là… Il est arrivé dans les
années quatre-vingt du vingtième siècle je ne sais d’où …
Abdoul
Les
années quatre-vingt, le djinn ne m’a pas trompé, ce vieil homme
vient de l’avenir !
Magie
C’est
un chinois
Abdoul
Ça,
j’avais compris
Lu
Yu.
Qui
pourrait deviner
Que
le vieillard oisif
Fait
de sa vie
Une
longue ivresse
Regardez
bien le vieillard qui vit à sa guise
Et
ne dites plus qu’en ce monde nul est immortel
Abdoul
Vous
blaguez, vous n’êtes pas immortel ?
Lu
Yu
Quand
je suis né
Une
pluie cinglante
Obscurcissait
le ciel au-dessus de la Huai
A
l’instant ou je suis né
La
pluie a cessé
Abdoul
Mais
qui êtes-vous ?
Lu
Yu
Ivre,
une fleur de montagne
Est
épinglée sur mon bonnet de travers
Les
affaires de ce monde
Sont
comme le vent qui souffle à mes oreilles
Ça
tombe bien je suis un peu sourd
Abdoul
Vous
ne m’entendez pas ?
Magie
Le
monsieur t’a dit qu’il est un peu sourd
Lu
Yu
J’aime
les nuages solitaires
Toute
la journée oisifs !
J’ai
parcouru le monde en tous sens
Jusqu’au
bord du ciel,
Comme
une graine errante,
A
composer des poèmes
Je
n’ai gagné qu’une vie de pauvreté
Magie
Le
pauvre !
Abdoul
Ça
c’est sûr, on ne gagne pas sa vie en regardant les nuages
Magie
Monsieur
Abdoul,
tu me déçois,
Il
s’agit de poésie,
Monsieur
est poète
Abdoul
Mais
moi aussi je suis poète mon ange
Comme
le charbon que je charrie
Je
brûle pour toi
Pour
toi je suis incandescent
Viens
près de moi réchauffer
Ta
peau de lait auprès de mes braises
Tu
seras ma voie lactée
Je
serai ton soleil…
C’est
pas de la poésie ça ?
Magie
Tu
ferais mieux d’écouter le poète
J’apprécie
tes efforts
Mais
je crois que tu as encore des leçons à prendre
Et
puis je me demande bien ce que tu caches
Tout
à l’heure un cadeau
Maintenant
un poème
Toi,
tu as quelque chose à te faire pardonner !
Abdoul
Là
tu m’a refroidi
Pourquoi
verser le lait sur mon feu
Magie
Au
lieu de bouillir
Ecoute
le poète
Lu
Yu
Le
matin
Je
regarde les gens partir en ville
Le
soir
Je
les regarde rentrer
Je
les compte
Et
quand ils sont passés
Je
contemple en haut des arbres
S’accrocher
les rayons du soleil ;
Souvent
j’ai honte de n’avoir rien à faire,
J’écoute
le bruit du vent
Ne
riez pas !
Je
vis à l’aise,
Je
n’envie rien aux palais !
Abdoul
C’est
un sage !
Lu
yu
Quand
je suis ivre
Aucun
supérieur ne peut me blâmer,
La
tristesse du désoeuvrement ne saurait résister
A
dix mille boisseaux de vin !
J’ai
dilapidé ma fortune pour les faire fermenter !
Pour
dessoûler
J’écoute
la pluie
Magie
Drôle
de sage !
Un
ivrogne…
Lu
Yu
Combien
d’années me reste t-il à vivre ?
Tant
qu’on a du vin blanc
On
peut s’écrouler ivre
Devant
les fleurs du prunier
Qui
jonchent le sol ;
Dans
cinq cents ans peut-être
Je
serai un bon sujet de conversation
L’air
de l’automne souffle dans une flûte
A
la taverne l’enseigne est hissée
On
peut boire à crédit
Qui
pourrait deviner que le vieillard oisif
Fait
de sa vie une longue ivresse
Abdoul
Le
voilà parti !
Magie
On
ne saura jamais d’où il vient et comment il est arrivé là !
C’est loin la Chine ! On verra bien dans les années
quatre-vingt ce qui se passe, mais c’est loin, je ne suis pas
pressée de vieillir! Je préfère le passé à l’avenir.
L’avenir
m’effraie, les souvenirs me réconfortent
Abdoul
Et
bien ma douce crème brûlée, je t’invite justement à une
promenade moelleuse dans le monde des souvenirs…
Sixième
tableau
Abdoul
Sixième
tableau mesdames et messieurs,
l’histoire édifiante d’Abdoul et Magie et leurs amours pour que
l’on s’en souvienne.
On e connaît déjà.
Je suis né
A la fin des années vingt
A Oran, ville andalouse
Arabe juive et espagnole
D’un père orfèvre et d’une mère,
D’une mère de son métier
Mère de huit enfants.
De mon enfance
Pas grand chose à dire ;
Mon père avait de l’ambition,
Ecole française jusqu’à douze ans:
Nos ancêtres les Gaulois,
Jeanne d’Arc,
Dugesclin
Jules Ferry
Les vaches normandes et les charolaises
Les bienfaits de la colonisation française
Et à l’école coranique
La soumission
Et la résignation.
A douze ans
Je savais aussi mal lire et écrire
En français qu ‘en arabe.
Mes maîtres français étaient méprisants
Mon maître arabe autoritaire et vexant.
A douze ans
J’entrai à l’atelier de mon père
A douze ans
Ce fut bientôt la guerre,
Mon père
pour des raisons
De lui seules connues
Partit à l’armée
Et on ne le revit plus,
Ma mère
Retourna en Kabylie
Avec mes frères et sœurs
Et l’atelier fut repris
Par un oncle paternel
Avec qui je ne me suis jamais entendu.
La guerre finie,
Je signe un contrat
Avec l’OFAMO
Office algérien de la main d’oeuvre
Pour participer à la reconstruction de la mère patrie
Ët me voilà ouvrier du bâtiment à Paris.
Ah, Paris ,
Le métro,
La tour Eiffel
Et mes frères Gaulois !
Les Gaulois !
J’avais l’impression qu’ils ne me voyaient pas,
Pour eux j’étais transparent,
Sauf le chef de chantier
Qui ne parlait pas,
Qui gueulait
Et nous appelait par des petits noms
Que je ne vous répéterai pas !
Mais pour les autres
Dans la rue
Dans le métro
Au café
J’étais transparent
J’habitais dans un meublé
Rue de l’Atlas à Belleville,
Le patron et tous les clients étaient algériens,
Nous étions quatre par chambre,
Cela dura jusqu’aux évènements…
Les évènements !
Comme on disait alors…
J’étais pour l’indépendance bien sûr
Mais je refusais de prendre parti
Entre Messali Hadj
Et Ben Bella.
Alors je dus partir
Je trouvai une chambre chez Poirot,
Auvergnat,
Bistrotier
Vendeur de bois et charbons
Rue Saint-maur,
Spécialiste de la côte de porc
Purée de pois cassés,
Vendeur de l’Humanité
Au métro couronnes
Le samedi matin ;
Je m’aperçus bien vite que pour lui
Je n’étais pas transparent,
D’ailleurs depuis quelques années
J’étais moins transparent,
Et je finissais par regretter
Les années
De totale transparence.
J’aurais bien voulu être transparent
Ce matin où la police a débarqué dans l’hôtel de l’Atlas, quand ils Ont tout fouillé,
Qu’ils nous ont emmené
Au commissariat de La Chapelle
Où nous avons été battus et interrogés
Pendant des heures.
J’aurais voulu être transparent
Souvent
En octobre de l’an dernier
Dans les rues de paris
Et en été
Lorsqu’il me fallait rentrer
Après le couvre-feu pour les musulmans
Pour Poirot je n’étais pas transparent
Mais ce n’était pas la même chose.
Poirot était « internationaliste et pour l’indépendance des peuples »,
J’étais son algérien,
La justification de son idéal
Et il veillait jalousement sur moi comme sur son enfant…
Magie
Alors là j’interviens. Tonton Poirot avait une nièce et je suis cette nièce. Lorsque Abdoul a eu son accident…
Abdoul
Un accident du travail et ils n’ont pas voulu le reconnaître, alors j’ai perdu mon boulot…
Magie
Lorsque Abdoul a eu son accident Tonton Poirot l’a embauché comme livreur et c’est là qu’on s’est rencontré.
Abdoul
Avant on ne s’était jamais vu, je rentrais tard le soir et j’étais transparent…Avec le charbon, c’est sûr j’étais noir du matin au soir, forcément j’étais devenu moins transparent, et puis un livreur de charbon, même s’il est
Africain du nord
Français musulman d’Algérie
Comme on disait alors
On l’espère
On l’attend
On l’accueille avec chaleur
Puisqu’il apporte
Le feu …
Magie
Moi,
depuis les années cinquante, après avoir monté à Paris pour
passer un brevet commercial dans une école commerciale pour jeunes
filles rue d’Abbeville je tenais une succursale de la maison Maggi
lait beurre et fromages comme je l’ai déjà dit rue de Belleville,
à deux cents mètres de chez mon oncle chez qui je mangeai le midi.
Abdoul
Et
comme je mangeais aussi le midi, pas la côte de porc bien sûr, ça
je pouvais pas manger la côte de porc
Magie
Et
comme il mangeait aussi le midi, et qu’il était l’employé de
tonton Poirot et beau garçon, on a fait table commune
Abdoul
Et
puis le dimanche on a fait promenade commune, on allait au cinéma au
théâtre de Belleville, au Secrétan-palace et parfois on allait au
Cocorico voir des films égyptiens ou bien on se promenait main dans
la main aux Buttes-Chaumont et là, je peux vous dire qu’on n’était
pas transparents !
Magie
Ça,
on nous regardait c’est sûr, mais plus on nous regardait et plus
ça me plaisait
Et
ce qui devait arriver
Abdoul
Est
arrivé dans le petit bois de la Butte Bergère…
Magie
Mais
tais toi donc ! Tais-toi !
Tonton
Poirot est peut-être internationaliste mais mes vieux parents sont
d’une autre époque et loin de Belleville et à La Souterraine dans
la Creuse quand on a débarqué…
Abdoul
Alors
là je n’étais plus du tout, mais alors plus du tout
transparent…et j’aurais bien souhaité l’être…
Ce
sont des Gaulois d’Auvergne et eux auraient bien voulu que je sois
transparent
Magie
Alors
on est rentré à Paris et on a continué comme ça
Abdoul
Je
suis son Roméo
Magie
Et
je suis ta Juliette
Ah !
Mais ces souvenirs m’ont toute attendrie
Voilà
pourquoi je préfère le passé à l’avenir
L’avenir
est tant incertain
Surtout
avec ce monsieur Abdoul qui court les rues avec sa charrette
Pendant
toutes les saintes journées
Quand
je reste fixée derrière mon comptoir
A
me faire un sang d’encre !
Abdoul
Un
sang d’encre
Du
lait !
Allons
Juliette
Tu
sais bien que je ne pense qu’à toi !
Luftmensche
Et voilà pour le conte de fée Bellevillois
C’était
l’histoire édifiante d’Abdoul et Magie
Ah !
Belleville est vraiment un lieu étrange
Plein
de Magie et plein de surprises
Tous
les quartiers de Paris ont leurs monuments
Les
monuments de Belleville sont eux bien étonnants
Ce
sont des « lanternes » et des « regards »
Belleville
regarde et enregistre
Son
vrai monument est sa mémoire
Magie
C’est
beau ce que vous dites
Mais
il y a un monument
Ou
plutôt il y a eu
On
vient d’achever de le détruire
C’est
le théâtre de Belleville
Luftmensche
Vous
avez raison Magie
Le
théâtre de Belleville
C’est
un condensé de mémoire
Un
lieu chargé d’histoire
Abdoul
Et
on vient de le détruire
Pour
en faire un supermarché !
Luftmensche
Et
oui, les temps sont durs
Dans
la culture
Place
au béton
Place
au marché
Y’a
de l’avenir de ce côté
Et
là ça risque de durer
Je
vous le dis
Moi
qui connais l’avenir !
Théâtre
Alors,
parlons encore du passé !
Abdoul
Mais
qui êtes-vous ?
Théâtre
Je
suis l’esprit du théâtre
Il
me semble qu’on m’a évoqué ici
Alors
me voici !
Je
fais partie de la mémoire de Belleville
Magie
L’esprit
du théâtre maintenant
Abdoul
Drôle
d’esprit, une femme…
Magie
Hôla !
Monsieur Abdoul, ça vous gêne !
Ce
serait bien la première fois qu’une femme vous gêne !
Moi
ça me plairait plutôt bien !
C’est
sans doute parce qu’il s’agit d’une femme d’esprit !
Luftmensche
Moi
ça ne m’étonne pas
Et
je suis moi-même un esprit
Allez,
esprit, parle,
Ne
te trouble pas
Théâtre
Troublée,
je le suis
On
le serait pour moins
Ces
démolitions vous comprenez
Déjà
en 1932 on m’avait défiguré
Ne
restait plus que la scène
J’étais
devenu le nouveau Belleville
En
béton, moi qui suis né en pierres de taille
Et
puis maintenant un supermarché
Ça
ébranle un peu les fondations
Je
vais essayer de rassembler ma mémoire
Septième
tableau
Abdoul
Septième
tableau
Le
théâtre de Belleville !
Théâtre
Il
était une fois
Il
y a bien longtemps
A
Belleville
Un
théâtre
On
l’appelait le théâtre de Belleville
Perché
au haut de la colline
C’était
un vaillant petit théâtre
Enfin
pas si petit que ça
Il
commença son aventure
En
l’an 1828
En
ce temps là
Belleville
s’appelait encore Belleville
Et
pas encore Paris
C’était
un théâtre au milieu des vignes et des cabarets
On
y jouait
La
porteuse de pain
Les
deux orphelines
Le
Bossu
La
tour de Nesles
Les
oeuvres d’Eugène Sue
De
Dumas père
Et
d’auteurs aujourd’hui oubliés
Xavier
de montepin
Bernède,
Decourcelle
Les
acteurs y étaient célèbres
Comme
Frédéric Lemaître
Qui
commença là sa carrière
Et
puis qui là, la termina
Les
habitants faisaient la figuration
On
les recrutait dans la rue
T’as
une bonne tête
Toi
tu me plais
Ça
te dirait d’ faire le vaudeville
T’es
d’accord
Te
v’la engagé
Et
toute la salle les connaissait
C’était
un théâtre populaire
On
y venait en famille
On
y pleurait au mélodrame
On
riait à la comédie
On
applaudissait le vaudeville
On
interpellait les acteurs
Et
tout ça pour quelques francs
A
l’avant-scène 2 francs cinquante
Baignoires
1franc cinquante
Orchestre
1franc
Parterre
zéro franc soixante-quinze »
Et
amphithéâtre zéro franc cinquante
Un
jour de 1867
Le
théâtre prit feu
Mais
c’était un vaillant théâtre
Alors
il fut reconstruit
Et
on le fit encore plus beau
Avec
des guirlandes fleuries
Un
lustre à girandoles
Et
des ornements variés
Dus
à l’artiste Barillé
On
y joua les Pirates de la savane
Pour
la patrie
L’honneur
du peuple
Le
tour de France d’un enfant de Paris
Haine
de femme
Gémier
fondateur du TNP
Fit
à Belleville ses débuts
Une
revue de Lemonnier
En
juillet 1889
Paris-Centenaire
Cent
cinquante participants
Puis
le vingtième siècle arriva
Et
avec lui le cinéma
Les
peintures s’écaillèrent
Les
murs se fissurèrent
Les
faux marbres craquelèrent
Le
public se dispersa
L’argent
manqua
Et
un beau jour de 1932
La
démolition commença
Et
ce fut le Nouveau Belleville
Un
théâtre de variétés
En
39 nouveau nom
On
l’appela le théâtre cinéma Belleville
Dans
les années cinquante
On
y joua quelques opéras
Mais
le cœur n’y était pas
Voilà
Mon
histoire finit là
Il
ne restait plus que la scène
Mais
les bulldozers sont venus
Ce
n’est plus qu’un tas de gravats
Magie
C’est
vraiment une triste histoire
Je
crois bien que je vais pleurer
Abdoul
Ne
pleure pas ma Magie
L’histoire
n’est pas finie
Puisqu’il
reste l’esprit du théâtre
Théâtre
Je
crois qu’Abdoul a tout compris
Je
rôde dans tout Belleville
Rue
Melingue
Rue
Taillade
Rue
Frédéric Lemaître
Rue
de Pixérécourt
Dans
les bistrots
Sur
les marchés
Sur
les trottoirs de Belleville
Dans
les squares
Je
rôde
Je
suis toujours là
Elle
sort
huitième
tableau
Abdoul
Et
maintenant en place pour le huitième tableau
(Abdoul
et Magie vont s’asseoir avec le public)
Premier
sbire
Asseyez-vous
mesdames et messieurs, il y a de la place pour tout le monde, il y a
encore des places au premier rang, la concertation va commencer,
monsieur le maire va bientôt arriver.
Deuxième
sbire
Asseyez-vous,
personne ne doit rester debout
Premier
sbire
Vous
pourrez poser vos questions à monsieur le maire mais chacun son tour
et une question à la fois
Deuxième
sbire
Monsieur
le maire va bientôt arriver
Premier
sbire
Monsieur
le maire !
Deuxième
sbire
Monsieur
le maire !
Le
maire
La
séance de concertation légale va commencer, vous avez tous pu
prendre connaissance des projets de réhabilitation du Bas
Belleville, je tenterai donc de répondre à toutes vos questions,
dans la mesure bien sûr où elles resteront dans les limites de la
courtoisie. Je vois d’ailleurs ici beaucoup de têtes connues,
j’espère que tout le monde aura droit à la parole…car nous
devons impérativement rendre la salle dans deux heures, alors ne
soyez pas trop longs dans vos interventions. Vous savez tous que je
suis ouvert à toutes les suggestions, bien entendu lorsqu’elles
restent
raisonnables,
je n’ai, chacun sait qu’un objectif : l’intérêt des
habitants du quartier. Alors je vous écoute.
Premier
sbire
Qui
veut poser une question à monsieur le maire ?
Le
maire
Ah !
Non, encore vous monsieur, laissez la parole au public, vous n’allez
pas faire encore une intervention au nom de votre association, on
connaît vos arguments, vous avez déjà eu l’occasion de les
développer, on est là pour entendre les habitants de Belleville et
pas les militants professionnels qui dénigrent systématiquement
tout ce qui est entrepris par la municipalité dans l’intérêt de
la population.
Une
voix
Dans
l’intérêt des promoteurs !
Une
voix
Et
les habitants, que vont-ils devenir !
Applaudissements
Deuxième
sbire
(Il
parle dans l’oreille du maire)
Bzzzzzzz…..
Le
maire
Ah !
Je regrette…je suis désolé…on m’apprend à l’instant…une
alerte à la bombe…il faut évacuer la salle…la séance est
levée !
Il
sort
Premier
sbire
Vous
avez entendu monsieur le maire, alerte à la bombe, évacuez, allons
évacuez
Deuxième
sbire
La
concertation est terminée, il faut évacuer immédiatement..,
immédiatement !
Tout
le monde dehors !
Alerte
à la bombe !
Premier
et deuxième sbire
rejoints par tous les comédiens
La
concertation est terminée, il faut évacuer, allons, évacuez la
salle ! Vite ! vite !
Attendez ! Attendez ! Ne partez pas, ce n’est pas fini !
Abdoul
Non, non, ne partez pas notre revue n’est pas finie
Vous ne pensez quand même pas que ça va se finir comme ça !
Magie
Dans la tragédie !
Abdoul
Belleville en a vu d’autres !
Magie
Et en verra d’autres !
Abdoul
De bons et de mauvais moments
Magie
Mais on ne va pas terminer sur un mauvais moment
Chassons le de la mémoire
Abdoul
Non, non il fait partie de la mémoire
Luftmensche
Abdoul a raison Belleville a survécu
A ses bouleversements
Ses destructions
Ses constructions
Ses réhabilitations
Belleville
Ses rues
Ses ruelles
Ses cours et ses impasses
Ses restaurants
Ses cafés populaires et ses cafés branchés
Ses marchés
Son parc
Ses squares
Ses théâtres
Ses commerçants
Ses artisans
Ses artistes
Et tous ses habitants
Magie
Alors ça continue
Abdoul
Bien sûr ça continue
Magie
Bon, avec tout ça l’avenir
Je m’en doutais
Ne m’a pas appris la seule chose
Que je désirerais connaître
N’est-ce pas mon Abdoul ?
Abdoul
Et quoi donc mon flocon de neige ?
Magie
Mais nous !
Nous bien sûr !
Qu’allons-nous devenir
Comment vieillirons-nous ?
Vieillirons-nous ensemble ?
Abdoul
Tu veux connaître l’avenir maintenant ?
Magie
Non, non !
Décidément non !
Je préfère le présent
L’avenir viendra bien assez tôt !
C’est au public de continuer
Le voyage si il veut
Nous on est fatigué
On va se reposer
Viens Abdoul
Ma braise
Mon tison
Mon grillon du foyer
Mon…
Abdoul
J’arrive…ma blanche colombe
Ma voie lactée
Ma baklawa
Mais auparavant
Il me faut prononcer
Quelques remerciements
Merci à la grisette
Chansonnière des rues de Paris
Merci à Maxime Lisbonne
Dramaturge méconnu
Merci au roi-griot
Acrobate des mots
Au poète Luyu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
A Pil et Poul
Duettistes insatiables
A l’esprit du théâtre
Qui a bien voulu s’inviter
Sur ce grand théâtre
Notre Belleville
Magie
Merci aussi au Djinn
C’est un formidable metteur en scène
Merci au luftmensche
Notre coryphée inspiré
Luftmensche
Merci à Magie notre commère
Et Abdoul son compère !
fin
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