Résidence
Les Lilas
La
clairvoyance d’un gendarme, ou le hasard, avait enfin permis
d’élucider cette ténébreuse affaire qui avait endeuillé et
terrifié la petite station balnéaire. Six meurtres en trois mois,
c’en était vraiment de trop, les renforts policiers, les aller et
venues de la presse régionale puis nationale, avaient atteint
profondément la quiétude du petit village habituellement endormi
hors de la saison touristique. Les habitants, méfiants, ne se
parlaient plus ou ne parlaient que de ça, alors qu’autrefois les
échanges portaient sur la couleur du ciel, le mouvement des vents ou
les effets de la marée.
Ce
qui avait frappé l’opinion ainsi que les enquêteurs d’ailleurs
était l’étonnante disparité des victimes : toutes des
femmes certes, mais d’âges et de conditions différentes, depuis
la grand-mère veuve et retraitée jusqu’à la jeune et sémillante
secrétaire de l’office du tourisme, cette dernière étant la plus
récente victime. On avait interrogé et ré interrogé tout le
monde, sans résultat. Rien ne permettait d’établir des
coïncidences entre les existences ordinaires des différentes
victimes. A croire que le tueur en série avait frappé au hasard.
Mais cela ne collait pas. Les super profileurs missionnés par le
Parquet n’étaient d’accord que sur un point : un tueur en
série ne frappe pas au hasard, il choisit ses victimes, toute la
littérature policière confirmait ce point. Mais quel rapport
pouvait-il y avoir entre une secrétaire à l’Office du Tourisme,
une grand-mère retraitée, une pêcheuse de bigorneaux, une
représentante en articles ménagers, de passage de surcroît, une
étudiante en arts plastiques, une épicière unijambiste, une
employée du crédit agricole ? Six personnes qui pour s’être
croisées dans la grande rue ne s’étaient vraiment adressé
la parole et n’entretenaient aucun lien amical, familial ou de
circonstance. La seule certitude était que le criminel habitait le
village ou les environs. Mais rien, aucun indice, aucune attitude
déviante, aucun écart de conduite n’avaient pu éclairer les
gendarmes, super gendarmes, journalistes divers, enquêteurs
officiels et officieux qui pullulaient et emplissaient en soirée la
petite salle à manger de l’hôtel de la plage.
Le
gendarme Le Gallec après avoir minutieusement établi les
inventaires des objets appartenant aux victimes avait trouvé une
coïncidence anodine : tous possédaient un ou plusieurs flacons
d’un même parfum bon marché nommé Lilas que le Bazar du Centre
avait mis en vente à l’occasion des fêtes de noël. Les six
victimes se parfumaient à l’essence de lilas ! Le gendarme Le
Gallec avait donc décidé d’explorer cette piste. Une déclaration
au Courrier de Paimbeuf et c'en était fait : on recherchait
le « tueur au lilas ». On interrogea à nouveau les
habitants du village et l’on finit par dénicher un divorcé
récent, facteur de son état et qui vraisemblablement avait voulu se
venger du genre féminin, particulièrement lorsque, comme son
ex-épouse il se parfumait au lilas. Il avoua rapidement et fut
déféré à la justice nantaise. Le petit village enterra ses morts
et tenta d’oublier en s’affairant à la préparation d’une
saison touristique qui s’annonçait excellente du fait d’une
publicité inespérée.
La
maison de retraite préparait sa fête de printemps. Les ateliers de
coloriage et de découpage y travaillaient depuis plusieurs semaines
et l’on avait préparé des ribambelles de fleurs en papiers du
plus bel effet. Les plus valides s’étaient affairé à la cuisine
et l’on avait vêtu les impotents de leurs plus beaux atours. Le
coiffeur du village s’était déplacé et avait œuvré pendant
deux jours aux frais de la municipalité.
Le
moment fort de la fête serait la venue, dans la soirée de la
chorale de l’école qui répétait depuis un mois la Romance du
lilas sous la direction de l’instituteur, artiste à ses heures et
féru de psychologie. Ne voyez aucune ironie morbide dans ce choix,
tout semblait oublié et si ce n’était le cas, voyez-y plutôt une
revanche de la vie, une façon de forcer le destin : il faut
disait l’instituteur, soigner le mal par le mal.
Vers
quinze heures, une nouvelle vint troubler la sérénité de cette
heureuse journée. On apprit que le « tueur au lilas »
avait profité d’un transfert et d’une inattention de ses
gardiens pour s’échapper. Monsieur le maire, la directrice de la
maison de retraite et monsieur l’instituteur, informés par la
préfecture, tinrent conseil et décidèrent qu’il était prudent
de reporter les festivités à une date ultérieure. Les enfants
furent consignés dans leurs foyers, dans le petit village toutes les
portes se fermèrent et les rues se vidèrent.
Restait
le repas de fête qui, préparé, ne pouvait être reporté. Les
pensionnaires eurent donc droit aux gâteaux et au champagne, ce qui
fait qu’il fut impossible de les coucher à huit heures. A huit
heures, en outre, on apprit que le fugitif avait été repris. C’est
donc l’esprit tranquille qu’on installa tout ce petit monde
devant le poste de télévision.
Qui
eut l’idée saugrenue de faire le choix d’une émission-débat
portant sur « la question du Proche-Orient » ?
On
ne sait.
Fut-ce
le choix d’un pensionnaire ou d’un membre du personnel ?
On
ne sait.
Mais
lorsque la bataille fut finie, on dénombra dix-sept morts et
soixante-trois blessés.
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