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NASR EDDIN HODJA A PARIS





Nasr Eddin Hodja à Paris


Claude Weill



Cette pièce a été écrite à sa demande pour le regretté Salah Teskouk. Elle s'inspire avec l'autorisation de l'auteur Jean-Louis Maunoury de"Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja ed. Phoebus Libretto"




Nasr Eddin Hodja à Paris

Claude Weill





Scène 1


Nasr Eddin à quatre pattes, une bougie allumée sur son turban.

Vous vous demandez certainement ce que je fais là
Dans la rue
A quatre pattes comme un âne
Si ! Si ! Vous vous demandez ce que fait Nasr Eddin
Va-t-il comme un chien
Sous l’emprise d’une envie puissante
Lever la patte sur le pavé
Ou cherche t-il de l’herbe à brouter,
Vous vous demandez
Ne dites pas non !
Et bien figurez-vous que j’ai perdu hier ma bague dans le métro
Alors je profite aujourd’hui de ce splendide clair de lune pour la chercher,

Il se relève

La bougie ?
Vous voulez savoir ce que je fais avec la bougie
Que peut-on faire avec une bougie ?
On peut éclairer
Son chemin
Mais par un clair de lune semblable
Eclairer serait superflu
Non ce n’est pas pour voir mais pour être vu
Moi je vois
Mais je veux être certain que l’on me verra

Vous ne cessez de vous poser des questions
Je le sens
Qui est Nasr Eddin
D’où vient-il ?que fait-il ?
Vous êtes curieux,
Vous voulez tout savoir !
Ha ! Ha !
Je suis un étranger pour vous !
J’ai l’air d’un étranger !
Mais comment peut-on être persan, ou turc ou arabe ?
Mais vous savez, chez moi, c’est exactement comme ici !
Rien n’est différent
Quand je lève la tête
La lune est la même au dessus de ma tête
Et moi-même
Que je sois ici
Ou là-bas
Je ne suis pas différent !

En fait je suis un penseur
Un sage
Je sais
Un sage ne sait-il pas tout
J’ai réponse à tout
Ce que les hommes ont toujours cherché
La vérité sur le monde
Je la connais
Je sais
Que le monde est mal fait,
Il marche à l’envers
Par exemple
Pourquoi le chêne, un arbre colossal
Porte-il des glands minuscules
Qui pendouillent
De façon ridicule
Alors que la citrouille
Rebondie
Epanouie
Est tristement échouée à terre ?
A la réflexion
Ce monde imparfait
Me convient parfaitement
Il vaut mieux recevoir un gland sur la tête
Qu’une citrouille !

Je suis cependant prêt à faire des révélations
Confidentielles
Je connais la réponse aux questions ultimes que se posent les hommes
Et ce depuis les temps immémoriaux
D’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
Et la réponse je vais vous la donner
Nous venons d’un endroit terrifiant
Et nous y retournons
Comment je le sais ?
N’avez-vous pas remarqué que l’être humain pleure à la naissance
Et qu’au moment de mourir il pleure tout autant à l’idée d’y retourner ?

Vous voulez sans doute savoir aussi
Ce que je fais ici et à cette heure
C’est une longue histoire
Si longue

Et il est bien tard pour que je puisse la raconter
Sachez seulement que
Petit papillon fragile
Je suis venu attiré
Par les lumières
Et je me suis bien souvent
Brûlé les ailes


Scène 2




Nasr Eddin allume la radio :


En France, à l’occasion d’un voyage en province le président a tenu une conférence de presse se félicitant de ses rencontres avec la société civile. Quelques manifestations de mécontents d’origines diverses ont cependant eu lieu qui n’ont pas troublé la satisfaction du chef de l’état….

J’ai toujours respecté les puissants
Les puissants m’ont toujours respecté
J’ai reconnu l’autorité et
L’autorité a reconnu ma sagesse
Tout a commencé lorsque le Président m’a parlé
Oui, moi, Nasr Eddin, le Président m’a parlé

Le Président en personne m’a parlé
A moi Nasr Eddin
Joie ! Allégresse !
Réjouissons-nous
Le Président loué soit son nom
M’a parlé
Il sortait de son palais
Entouré de ses gardes du corps
Et sur le trottoir étroit je me suis trouvé face à lui
Et ses gardes ont tenté de me repousser
Et il m’a parlé
Et il m’a dit :
Pardon ! Excusez-moi
Le président m’a dit :
Pardon

A moi !
Il m’a dit pardon
Alors je lui ai pardonné
Tout ce que j’avais à lui pardonner
Tout sauf la colonisation
Sauf la prise de la smala d’Abdelkader
Sauf octobre 1961
Sauf les massacres de Sétif …ou de Madagascar
Sauf le bombardement d’Haïphong
Tout sauf cela
Tout
Tout, je lui ai pardonné
D’ailleurs ne me demandez plus ce que je lui ai pardonné
Maintenant que j’ai pardonné
Tout est oublié !

J’ai rapidement gagné
L’amitié du président

Le président
Béni, soit son nom
Est parti en province
Pour une tournée électorale
Lorsqu’il est revenu je l’ai accueilli
« O président, mon Président
Partout où tu passes tu apportes
La paix, le réconfort et la prospérité »
«  Puisses tu avoir raison !
Moi, je n’ai rencontré que des calamités,
En Bretagne j’ai vu la sécheresse
En Provence le lendemain : les inondations,
A Marseille le surlendemain : le chômage,
A Nice la guerre des gangs,
Le cinquième jour je suis rentré ! »
Oh ! Tu as bien fait
Trois jours de tournée encore
Et la France était rayée de la carte !


La Président, loué soit son nom
Me fait toute confiance
Il fait, chacun sait,
De la lutte contre la délinquance
Sa priorité
« Voici, m’a-t-il dit mon projet,
Je vais faire surélever le mur
Autour du palais présidentiel
De sorte qu’aucun voleur ne puisse s’y introduire »
Tous les conseillers approuvèrent
Mais je n’étais pas convaincu
Alors le Président s’est adressé à moi
« Nasr Eddin, m’a-t-il dit
Pourquoi ce désaccord ? »
« Je pense au contraire qu’il faut raser les murs »
« Raser les murs, tu veux me mettre à la merci des voleurs ! »
« Au contraire, , les voleurs de l’intérieur sont beaucoup plus dangereux 
Que ceux de l’extérieur, il faut leur faciliter la sortie ! ».
Le président semble apprécier mon franc-parler
En fait
Je crois que je l’amuse

Si la fréquentation des puissants
Nourrit l’amour-propre
Elle ne nourrit pas forcément le corps
Car grande est l’ingratitude des puissants
Bien qu’ayant mes entrées au palais
Je suis toujours aussi pauvre
Que jadis
Et j’ai parfois l’impression
Que si l’on me cajole
C’est par intérêt
Lequel, je ne sais…
Question d’image
Disent les conseillers…
Aussi le Président a été bien étonné
Quand de mauvaises langues lui ont appris
Que tous les soirs
Dans mon modeste deux pièces cuisine
J’offre à mes amis des repas somptueux
C’est pourquoi hier, il m’a convoqué
_ « Nasr Eddin comment fais-tu 
Pour dépenser autant
Toi qui ne possède rien ?
As-tu touché des pots de vin occultes ?
As-tu trempé dans des affaires immobilières ?
Comment fais-tu mon ami ? »
_ « Je parie mon Président
Et je gagne à chaque fois mes paris »
« Que parierais-tu avec moi pour cent mille euros ? »
« Je parie mon Président, que demain
Vous aurez, sauf votre respect, mon Président,
Un furoncle sur la fesse droite ».
Il paraît que le Président a passé
Une très mauvaise nuit,
Il s’est réveillé toutes les heures
Aussi a-t-il été soulagé ce matin
Quand dans la salle de bain
Il a contemplé ses fesses dans le miroir
Rien !
Pas le moindre petit bouton !
Alors il m’a fait appeler :
_ «Nasr Eddin, mon ami
Mon cher ami
Tu as perdu ton pari ! »
« Si vous permettez
Mon Président
J’aimerais vérifier par moi-même »
« Qu’à cela ne tienne mon ami »
Et dans la grande salle du palais
Devant les huissiers en habit
Et ses conseillers réunis
Le Président a baissé sa culotte
Et m’a montré son postérieur !

Tout content
De m’avoir vaincu
Il m’a demandé les cent mille euros du pari !

Bah ! Peu importe !
Ce soir j’ai invité mes amis
On va faire une fête à tout casser
Il y aura du champagne
Et des musiciens !
Car j’ai gagné mon pari !
Deux cent mille euros
J’ai parié
Avec tous les conseillers !
Deux cent mille euros
Que ce matin
Dans la grande salle du palais
Le Président
Me montrerait
Son cul !


Scène 3


Des factures, encore des factures,
A vous dégoûter d’ouvrir votre boîte à lettres
La vie est difficile dans le paradis occidental !
Nasr Eddin m’a dit le Président
Il te faut songer à assurer ton avenir
La France notre beau pays
Sait assurer à chacun
Un emploi selon ses compétences
Et ce, quelles que soient ses origines !
Me voilà donc
Juge de proximité !
Juge de proximité !
Nasr Eddin !
Nasr Eddin !
Juge de pro-xi-mi-té !


Pour ma première affaire
Je me suis trouvé face à un pauvre homme
Dont la tête était enveloppée d’un gros pansement
Face à lui l’accusé qu’il injuriait copieusement
Et qui, paraît-il, lui avait mordu l’oreille
Alors qu’il faisait son marché,
Tout ceci
Pour une sombre histoire de place dans la queue
Chez un marchand de fruits et légumes
J’interroge l’accusé qui proteste et prétend
Que le plaignant
Un escroc, un scélérat,
S’est mordu lui-même son oreille
« O Nasr Eddin, sage parmi les sages
Me dit le plaignant
Vois sa mauvaise foi
Et condamne cet homme indigne
On ne peut pas mordre sa propre oreille »
Qu’auriez-vous fait à ma place ?
La nuit porte conseil dit-on
Je reporte le jugement au lendemain matin
Eh bien ! Croyez-moi le lendemain
C’est moi dont la tête n’était qu’un pansement informe
«Ton procès est perdu ai-je dit au plaignant ! »
« Pourquoi, ce n’est pas possible ! »
« Et bien si ! Justement
Toute la nuit j’ai essayé de me mordre une oreille
C’est pourquoi je peux affirmer qu’avec un peu d’entraînement
C’est possible
Mais ce n’est pas facile
On peut même se casser la tête contre les murs en essayant ! »

Un jour j’ai dû juger une grosse affaire
Un chef d’entreprise qui avait détourné
Une énorme somme d’argent
Mettant ses ouvriers sur la paille
Et son entreprise au chômage
Il s’obstinait à nier
Nasr Eddin me suis-je dit
Voilà l’occasion
De justifier ta réputation !
Je l’interroge des heures,
Des jours,
Des semaines,
Rien à faire !
Je l’ai même un petit peu passé à tabac
Mais…gentiment,
Dans des limites raisonnables
Nasr Eddin n’est pas un sauvage !
L’homme n’avoue toujours pas
Alors je finis par le faire relâcher
Et là, en partant, il me confie :
« Heureusement, encore un peu et j’allais tout vous dire »
« Pourquoi crois-tu que je t’ai relâché ! »


Un voisin s’est présenté
L’autre jour à l’audience
« Nasr eddin, m’a-t-il dit
Je suis bien ennuyé
Mais comme juge je dois te récuser »
« Et pourquoi ? Serais-tu raciste ? »
« Absolument pas
tu me connais,
Mais, tu le sais bien, on ne peut être juge et partie »
« Voisin !
Tes soupçons m’offensent
Tu sais bien
Tout le monde te le dira
Que je suis totalement impartial
Raconte moi ton affaire »
« Et bien voilà, ton chien a mordu ma femme
je réclame des réparations .»
« Ce n’est que cela,
Voilà mon jugement,
Amène ton chien et qu’il morde la mienne ! » 

Ma célébrité
Est telle
Que le Procureur même a fait appel à mes talents
« Nasr Eddin, je te demande conseil
Je ne sais plus quoi faire
Vois ce triste individu
Ce sombre escroc
Il se retrouve au tribunal presque toutes les semaines
N’est-ce pas affligeant?»
O pas tellement, 
Il y a pire,
Toi tu y viens bien tous les jours !

Malgré la renommée
Que j’ai rapidement obtenue
Je ne suis pas resté juge très longtemps
Un jour en effet j’ai dû régler un différent
Entre deux frères très riches
Très renommés
Très puissants
Je ne vous raconte pas l’affaire
Une sombre histoire d’héritage
D’ailleurs je n’y ai absolument
Rien compris
Le procureur
Peut-être pour se venger de mon franc-parler
M’avait confié cette affaire empoisonnée
Mes collègues m’avaient conseillé la prudence
Ces gens ayant une grande influence
Dans la finance
Et dans le parti au pouvoir
Je ne devais pas les contrarier
Sous peine de risquer
De graves ennuis personnels…
Le premier prit la parole et m’exposa sa version des faits
- « Vous avez raison » lui dis-je
Le second proteste et me donne sa version
- « Vous avez raison vous aussi !»
Les voilà tous les deux à m’injurier de concert
- « Nos versions diffèrent en tous points
Nous ne pouvons avoir raison tous les deux ! »
- « Vous avez raison » leur ai-je dit
- « Comme juge vous êtes nul » !
- « Vous avez raison ! »
- « Votre place n’est pas en ce lieu ! »
- « Vous avez raison »
Et, comme ça,
En plein milieu de l’audience
J’ai donné ma démission !
C’est ainsi que ma carrière judiciaire s’est achevée !
Et avec elle la carrière mondaine de Nasr Eddin
Depuis les puissants m’évitent
On ne me connaît plus
Il faut croire qu’ils n’ont plus besoin de moi
Je me retrouve dans la rue d’où je suis parti
Ici, un étranger sera toujours
étranger







Scène 4


Fermant une porte…


Allez-vous en

Je n’ai besoin de rien
Mon âme est sereine !

Des témoins de Jehovah !
Ou des loubavitch
Ou des évangélistes
A moins que ce ne soit des soufistes
Ça pullule ces gens là ces temps ci
Ils voulaient sauver mon âme
Comme si j’avais besoin d’eux
Et coriaces avec ça
Difficile de s’en débarrasser !
Remarquez
J’ai de la religion
En matière de religion
J’ai même une certaine célébrité
On me considère comme un maître
Celui qui guide les disciples sur la voie
C’est ainsi que j’ai fait office
Indifféremment
De curé
D’iman
De pasteur
De rabbin
Et si j’en avais eu l’occasion
J’aurais pu tout aussi bien
Me faire lama ou prêtre vaudou !
Sans doute parce que
Je sais ce qu’il y a dans Le Livre
Et cela me rend joyeux
Du bonheur du sage !

Vous voudriez certainement savoir
Ce qu’il y a dans le Livre
Et bien, je vais vous le révéler
Dans le Livre
Il y a …
Je ne devrais pas le dire…
Deux fleurs séchées
Que ma mère m’a envoyées
Et une lettre de mon ami Abdallah.

J’ai de la religion…
Un vendredi soir
Je surprends une de mes voisins
De confession juive
Au pas de sa porte
En train de dévorer
Un énorme

Enorme

Sandwich au jambon
« Eh ! Tu ne vas pas manger tout ça
Surtout un soir de shabbat
Donne moi un morceau
J’ai faim »
« Mais… tu n’y a pas droit
C’est du porc
C’est impur ! »
« Bah ! Qu’importe
Je suis chez les musulmans
Ce que tu es chez les juifs ! »
Et nous avons partagé en frères.

Je vous raconte ça
Je ne sais pas pourquoi
Ou plutôt si
On se fait tellement d’idées 
Fausses!
Remarquez
Je ne suis pas un mécréant
J’ai de la religion
Et même on me respecte
Et même, il arrive qu’on me demande conseils !
Un jour j’ai eu un disciple
Un jeune homme qui voulait à tout prix
Que je lui enseigne la voie
« O maître ! Me disait-il
Tout le monde sait que tu détiens
Les secrets de la sagesse
Enseigne moi tes secrets »
« Viens, entre, et ferme la porte
Qu’on soit tranquille ;
Tu veux vraiment connaître mon secret ?
Tu as quel âge
Une quinzaine d’années ?
Serais-tu capable,
A ton âge
De garder un secret ? »
« Sur le Coran,
Je le jure !»
« Alors, pourquoi crois-tu,
Que moi
A soixante ans
Avec mon renom
Je te livrerai mon secret ?»
Il est reparti en louant ma sagesse

A propos de disciples
J’ai rencontré hier
Le curé du quartier 
Qui se rendait à l’église
Accompagné d’une dizaine d’enfants
Je lui ai demandé ce qu’ils allaient faire
Ils allaient m’a-t-il dit
A l’église
Prier
Pour que Dieu porte la paix sur terre
« Ton intention est louable
Mais je doute que cela soit efficace ! »
Lui ai-je dit
Il m’a injurié, m’a traité d’ignorant
D’impie !
Moi, Nasr Eddin,
Un impie !
Il a prétendu que la prière des enfants
Est tellement pure
Qu’elle est toujours exaucée !
Si la prière des enfants était
Toujours exaucée
Il y a longtemps qu’il ne serait plus leur maître !
C’est ce que je lui ai dit.









Scène 5



Bilan de compétences…
Bilan de compétences…
Il en faut du travail pour trouver du travail
Je n’aurai jamais assez de place
Pour remplir la rubrique !
Mes activités professionnelles
Sont si nombreuses !
Malheureusement
Malgré mes compétences multiples
Je n’ai jamais réussi à faire fortune
Et ce n’est pas faute d’avoir essayé…

Par exemple j’ai été aubergiste
A la campagne
Une petite auberge sans prétention
Un jour cependant
J’ai eu affaire à un client très fortuné
Un Président-Directeur-Général
Accompagné de ses invités
Des hommes et des femmes d’affaires
Tout le village était encombré
Par les voitures somptueuses
Comme ils voulaient manger campagnard
Comme ils voulaient de la couleur locale
Je leur ai fait une omelette aux croûtons !
Arrive le moment de l’addition
Je l’ai bien assaisonnée
« Cinquante euros par personne pour une omelette !
Les œufs sont donc rares dans la région ! »
Les œufs non
Mais les clients comme vous, oui, c’est plutôt rare !
Tellement rare d’ailleurs que j’ai dû changer d’activité
Je me suis donc lancé dans le commerce
Et j’ai vendu des œufs sur les marchés
Je les achetai trois euros la douzaine
A un éleveur
Et le les revendais deux euros la douzaine…
Rapidement la nouvelle s’est répandue
Et j’ai décuplé
Ma clientèle !
Mes amis se sont inquiétés
« Nasr Eddin, tu as une clientèle nombreuse
mais te rends-tu compte que tu es en train de te ruiner ! »
Se ruiner c’est le risque du métier
Mais ce qui fait l’essence même du commerce
C’est le plaisir !
Que les clients aient autant de plaisir à acheter
Que j’ai de plaisir à vendre !

Du plaisir j’en ai eu
Et aussi
du déplaisir
Il m’a fallu bientôt changer d’activité…
J’ai donc ouvert une boutique
Un petit bazar où l’on vend de tout
Et j’ai acquis le sens du commerce
Regardez cette petite bassine en plastique
De rien du tout…
Je l’ai achetée cinq euros
Il serait donc juste que je la vende pour six…
Néanmoins si vous m’en proposez sept
Je ne m’y opposerais pas
D’autant que chez un concurrent
Cette bassine se vend pour huit
Avec neuf je serai pleinement satisfait
Bien que j’aie déjà vu la même
Ou à peu près
Vendue pour dix euros !
Ceci dit mon prix est douze euros
Et c’est mon dernier mot !





Scène 6




En fait je n‘ai pas le sens du commerce
Et comme il faut bien vivre

Il m’est arrivé
Je dois l’avouer
D’user parfois
D’expédients pas très honnêtes
Ne me jugez pas hâtivement
J’étais poussé par la nécessité !
Je n’étais qu’un petit voleur
Il y en a tant de plus grands qui jouissent de leur impunité !
C’est ainsi qu’un beau jour
J’ai atterri
La nuit
atterri
Le mot n’est pas déplacé
Dans le jardin d’un de mes voisins
Malheureusement celui-ci qui sortait prendre le frais
M’a aperçu
« Et bien, voisin, que fais-tu la nuit
dans mon jardin, ainsi c’est toi
le délinquant qui pille mes légumes ?
Nasr Eddin
n’as-tu pas honte ?»

« Ne vois-tu pas le vent qu’il fait ce soir ?
J’étais tranquillement dans mon lit
Et puis le vent m’a emporté
Et c’est ainsi que je me suis retrouvé
Bien malgré moi dans ton potager »

«  Mais pourtant tu étais bien occupé à déterrer mes poireaux
Et à deux mains en plus
Quand je suis arrivé »

«  Mais non, voisin, quelle erreur d’appréciation,
tel que tu me vois, je suis cramponné au poireau pour ne pas m’envoler ! »

« Et ce panier plein de mes légumes
Comment l’expliques tu ?
Ils sont certainement venus tout seuls s’y fourrer… »

« Et bien figures-toi, c’est justement la question à laquelle je réfléchissais lorsque tu es arrivé, laisse moi encore le temps de penser et je vais trouver… »

Le potager du voisin de gauche ne m’ayant pas réussi
J’ai attaqué le verger de mon voisin de droite
Alors qu’il s’était absenté
Semblait-il pour la journée
Je me suis installé
Dans un abricotier
Afin, voyez la pureté de mes intentions
De me rendre compte de l’état de maturation de ses fruits.
Par manque de chance le voisin
Que je croyais parti pour la journée
Apparut tout à coup
Un grand gourdin à la main

« Tiens, mon voisin,
perché dans mon abricotier,
tu es sans doute tombé du ciel ? »

« Exactement, tu l’as dit, je suis un merle,
un merle tout de noir vêtu, comme tu peux le constater,
vois mon plumage »

« Un merle, alors prouve le ,
siffle,
mais siffle donc ! »

Nasr Eddin essaye péniblement de siffler mais n’émet que des chuintements ridicules

« Holà ! Les merles ne sont pas très en forme cette année
l’an dernier ils sifflaient bien mieux ! »

« C’est que tes fruits sont encore verts, les merles sifflent ainsi,
chaque année lorsque les fruits sont encore verts, mais lorsque tes fruits seront mûrs, colorés et juteux, sucrés à souhaits, je te sifflerai, je te le jure, une de ses divines mélodies dont je possède le secret ! »






Scène 7


j’aurais pu tenter de faire
Comme tout le monde
Une carrière dans la chanson
Mais je ne suis vraiment pas très doué

En fait la vie a des hauts et des bas

Mais je pense
Plus souvent des bas que des hauts
Et là, maintenant c’est bien bas
J’en suis réduit à ne faire qu’un repas par jour
Alors je compense en rêvant
Hier j’ai rêvé d’un repas somptueux
Un kébab de mouton
Parfumé d’herbes odorantes
Doré
Ruisselant de graisse
Je l’ai humé et contemplé longtemps
Et j’allais le toucher
Lorsque j’ai entendu des cris dans la rue
C’était un de mes compagnons d’infortune
Un pauvre hère
Un sans-papiers
Un sans-logis
Que j’avais rencontré
Dans un moment de détresse
« Nasr Eddin
je n’ai rien mangé aujourd’hui
toi, si fin gourmet
il te reste certainement un morceau de kébab »
Quel odorat ont mes amis
Ils sentent le fumet de mes plats
Jusque dans mes rêves
Et quelle puissance ont mes rêves !

Ce que j’aime par dessus tout c’est le halva
Je crois que je pourrais me nourrir de halva
Mais c’est malheureusement bien trop cher
Un ami l’autre jour
(J’ai beaucoup d’amis)
A voulu me donner la recette

« Il faut de l’huile de sésame
la mélanger avec du miel
puis malaxer le tout dans un mortier avec des fruits et des amandes »

« Je connais la recette ! Tu ne m’apprends rien »

« Alors qu’attends-tu au lieu de te lamenter
ce n’est vraiment pas difficile de trouver
du miel, de l’huile de sésame, des amandes et des fruits ! »
« Le problème c’est que lorsque les ingrédients sont là
c’est moi qui n’y suis pas ! »

Lorsque la faim vous ronge
Vous êtes capable de tout
Hier alors que j’arpentais une rue
A la recherche d’une bonne fortune
Un croûton de pain abandonné
Une pomme blette
J’ai fini par entrer dans un restaurant
Où j’ai commandé un repas succulent
Sans me soucier de rien
Lorsque j’ai fini de manger
Je me suis levé
Et j’allais sortir
Lorsque le patron m’a appelé

« Holà ! Vous oubliez quelque chose
un petit détail on dirait… »

« Et quoi donc ? »

« Quand on a mangé, on paye
Ici, c’est l’habitude ! »

« Te payer, mais les ingrédients
de tes repas, ne las avais-tu pas
toi-même payés »

« Justement, alors paye, sinon
gare à toi ! »

« Dans quel monde de voleurs vivons-nous ? Voilà qu’il faut payer deux fois la même marchandise !
Et si ça se trouve, ceux à qui tu l’as achetée l’avaient déjà payée à quelqu’un d’autre ! »




Scène 8



Nasr Eddin en longue robe et bonnet de nuit

Dormir le ventre vide

Ne me réussit guère

J’ai rêvé que je mangeai
Une betterave cuite à l’étouffée
Je me sens pesant
Un peu d’air me fera le plus grand bien
Et ce type tout à l’heure qui voulait m’expliquer mon rêve
Rêve prémonitoire !
Et il me proposait de l’expliquer
Pour dix euros
Tu parles !
Si j’avais de l’argent
Je me serai acheté à manger !
Et autre chose que des betteraves…
Et je n’aurais pas rêvé de betteraves !

Maintenant chut !
Silence !
Il me faut dormir

Il marche silencieusement


Je dois vérifier quelque chose

Certains prétendent que je suis somnambule
Je dois me rendre compte par moi-même…


Qu’est-ce que c’est là
Par terre ?
Tiens !
Un morceau de verre
Ou plutôt un miroir brisé

Il se regarde dans le miroir


Oh ! Quelle horreur
Ces rides
Ce teint rougeaud
Ce menton en galoche
Ce nez absurde
Ces yeux chafouins

Il rejette le miroir


Hors de ma vue !
Je comprends à présent qu’on l’ait jeté !

Il continue sa promenade


Aïe ! une épine !

Elle a traversé la semelle
Pas étonnant
Ces sandales sont si vieilles
Elles n’ont quasiment plus de semelles
Encore heureux que je n’aie pas mis
Des neuves
Cela les aurait abîmées !



Scène 9




Nasr Eddin remplit une bassine d’eau


Et oui, le climat change

Les hivers ne sont plus ce qu’ils étaient
Et les étés non plus d’ailleurs
Les raisons en sont connues
L’effet de serre dit-on
En fait de serre
Maintenant nous avons la sécheresse
Une vraie calamité
Six mois qu’il n’a pas plu
L’eau est rationnée
Nous vivons des temps difficiles
Heureusement je connais un moyen infaillible
Pour faire venir la pluie

Il retire sa chemise et se met à la laver dans la bassine


Ont dit même que dans certaines régions

L’eau n’est plus potable

Des gens meurent de soif


C’est réellement attristant

Il verse à nouveau de l’eau



Quand je pense aux petits enfants

Qui vont mourir de soif
Cela me donne envie de pleurer

Il met sa chemise à sécher
Il se met à pleuvoir abondamment

Et voilà la pluie !
J’en étais sûr
C’est à chaque fois la même chose
Lorsque j’étends mon linge.








Scène 10


On prétend que je fais des miracles
C’est possible après tout
Je fais bien venir la pluie !
J’ai donc tenté une carrière de guérisseur
Mon voisin, celui de droite
Le voisin aux abricots
A un gamin
Bête
Mais bête
Bête à ne pas reconnaître
Ses parents dans la rue
Les parents en question après avoir consulté
Des psychologues
Des psychothérapeutes
Des psychanalystes
Des psy-je ne sais quoi
Et toutes sortes de guérisseurs
En vain
Ont décidé de faire appel à mes lumières
Pour tenter de faire revenir un peu d’intelligence
A leur garçon
« vous ne pouvez tomber mieux je leur ai dit
revenez demain et je vous donnerai des pilules miraculeuses de ma fabrication »
A la ménagerie du jardin des plantes
J’ai récupéré des crottes de biques
Que j’ai roulées dans le sucre une à une
Lorsque mes voisins sont revenus
Le lendemain
J’ai donné deux pilules
Au garçon
Il les prend
Il les mange
Et les recrache aussitôt en hurlant !
« mais c’est de la merde ! »
« voyez ai-je dit aux parents
c’est le début de la lucidité ! »

Pour améliorer mes prestations
J’ai décidé de faire un stage
Auprès d’un médecin de quartier
Je l’ai accompagné dans ses visites
L’une m’a fortement impressionnée
Le patient avait mal au ventre
« Ce n’est rien a dit l’homme de l’art
Tu as mangé trop de cerises
Et ça t’a donné des coliques »
Quelle perspicacité
Quelle sûreté dans le diagnostic
J’en étais tout ébahi
« Comment as-tu fait
d’où provient ton inspiration ?
Il y a certainement de la magie là-dessous »
« Pas du tout
il suffit d’avoir l’œil et de savoir regarder
en entrant j’ai tout de suite vu le tas de noyaux de cerises
qui était caché sous le lit
je n’ai eu qu’à déduire l’évidence. »
J’ai alors compris que j’étais capable d’exercer la médecine
Aussi en entrant dans la chambre de mon premier malade
Je regarde sous son lit
Il n’y a rien sous son lit
«  Ce n’est rien
tu as la colique
mais à l’avenir
évite de manger tes chaussons ! »






Scène 11



Nasr Eddin entre en scène, défait…

Je n’aurais jamais dû
Toucher à la médecine
S’il y a bien une chose sacrée
C’est celle-là
Depuis je me sens patraque
La malédiction de la médecine pèse sur moi !
On, peut sourire de tout
Mais pas du Pouvoir Médical
Je le ressens
A, mes dépends

Si je venais à mourir
Voici mon testament
Je lègue cinq cent mille euros
Pour créer une fondation à mon nom
Je lègue quatre cent mille euros
Pour bâtir un pont sur la Seine
Je lègue trois cent mille euros
Pour l’aménagement d’un jardin public
Je lègue deux cent mille euros
Pour l’édification d’un mausolée
Cent mille pour la construction
D’une fontaine publique
Cent mille encore pour aider les miséreux
Et que personne ne me fasse remarquer que cet argent
Je ne le possède pas
Je tiens à mourir comme un bienfaiteur

Avant de mourir
Je voudrais injurier le ciel
Une dernière fois
Je voudrais hurler les pires insultes
Brailler les pires inepties
Beugler les pires obscénités
Je voudrais vociférer
Bramer
Rugir à plaisir

Il pousse des cris inarticulés

Voilà, c’est fait !
« Louez-moi et je vous multiplierai »
Vu ce qu’était ma vie
Je ne tiens pas spécialement à être multiplié!

Avant de mourir
J’ai une révélation à faire
Un dernier secret à vous confier
La vérité sur la vie
La réponse à toutes les questions métaphysiques
Ce que l’homme cherche depuis le début des temps
La clef de tous les mystères
Moi Nasr Eddin
En ce moment suprême
Je vais délivrer
Le GRAND SECRET
Pourquoi l’homme est venu sur terre ?
Il y est venu…
Il y est venu
Par hasard
Par inadvertance
Et il en repartira de même
Il s’allonge

Et maintenant que je suis en paix
Délivré
Je peux mourir tranquille
Voici mes dernières volontés
Ce que vous ferez lorsque je serai mort
« RIEN, sinon pleurer ! »


FIN


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